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Page:Féron - L'espion des habits rouges, 1928.djvu/47

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L’ESPION DES HABITS ROUGES

des Saint-Germain, tandis que Coupal et les trente hommes qui lui restaient emportaient les blessés. Lorsque ceux-ci eurent été mis en lieu sûr, Coupal, suivi de vingt Patriotes, se dirigea vers l’auberge de la mère Rémillard, disant :

— Il y a là vingt fusils, mes amis, allons les chercher au plus vite !

À l’autre bout du village la mousqueterie augmentait de violence.

— Patience ! cria Ambroise Coupal, nous y serons bientôt !…


IX

LE SANG BOUT


Précédons Coupal et ses vingt Patriotes à l’auberge.

Nous avons laissé André Latour ligoté des mains et des pieds, mais le bandeau de ses yeux tombé, et à ses pieds Denise évanouie… Denise qu’avaient failli tuer les premiers coups de feu entendus.

Tremblant, effrayé, Latour considérait la jeune fille inerte à ses pieds, et il était impuissant à lui porter secours.

Denise ! Denise ! appelait-il éperdument.

Elle ne bougeait point. Pourtant son sein battait… mais tout le reste du corps était sans vie.

L’horreur faisait poindre des sueurs glacées sur le front livide du prisonnier, et, en outre, les bruits de la fusillade paraissaient le torturer. Qui aurait pu définir les pensées qui tourbillonnaient dans le cerveau de ce jeune homme ? Il n’y a pas de doute qu’il aurait donné gros pour se voir tout à coup libéré de ses entraves et secourir celle qu’il aimait, et, ensuite, aller porter le secours de son bras aux soldats du gouvernement. Pour lui, André Latour, quoique canadien, les Patriotes étaient des ennemis ! Ce fut la triste anomalie de ces temps : des enfants de la même race s’armèrent les uns contre les autres. Il est heureux cependant qu’il se trouva peu de Canadiens parmi les troupes du gouvernement, mais combien dans la masse du peuple souhaitèrent le succès des armes britanniques !

André Latour, quoiqu’il le désirât, ne pouvait pas lever une main fratricide contre ses compatriotes, car il était là réduit à l’impuissance. Oui, prisonnier — et c’était peut-être ce qui augmentait son horreur — il avait comme gardien un cadavre ! Un cadavre ? Non ! Denise n’était pas morte ! Elle n’allait pas mourir ! Elle était tombée seulement d’épuisement. Malgré sa vigueur, la pauvre fille n’avait pu résister aux formidables émotions qui l’avaient sans cesse heurtée depuis le matin… ses forces étaient à bout.

Un quart d’heure se passa ainsi. Ce fut peut-être un siècle d’existence pour le prisonnier.

Enfin, Denise ouvrit les yeux. Elle parut s’étonner bien fort de se trouver écrasée ainsi sur le parquet, et son étonnement ne parut pas moindre de retrouver André Latour toujours prisonnier sur sa chaise. Ses yeux troublés se fixèrent lourdement sur le jeune homme, puis elle soupira et passa une main blanche sur ses paupières.

— André ! murmura-t-elle, que s’est-il passé ?

Lui la regardait sans pouvoir parler.

Elle se souleva difficilement, et promena autour de la salle déserte un regard égaré.

— Ô mon Dieu ! que c’est horrible ! bégaya-t-elle.

Elle entendait la fusillade et tous les bruits de la bataille.

Elle se mit debout avec effort, et, sans une parole au prisonnier, elle gagna l’escalier d’un pas mal sûr. Elle monta, front penché, s’aidant de sa main droite à la rampe. Elle semblait agir machinalement, obéissant sans doute à un instinct qu’elle n’aurait pu définir ni expliquer. Savait-elle même où elle allait ? Non, peut-être ! Elle laissait ses pieds marcher. C’est ainsi qu’elle atteignit sa chambre. Elle referma soigneusement la porte, alla à sa fenêtre, l’ouvrit et jeta un regard vacillant pardessus les toits voisins et à travers les arbres dépouillés. Elle regarda avec une âpre persistance ce qui se passait, si l’on peut dire, là d’où partaient ces bruits affreux de bataille. Elle ne voyait rien que des fumées d’armes à feu aussitôt dissipées. De ces fumées il s’en élevait de la maison des Saint-Germain dont elle apercevait le toit de tuiles rouges. Il s’en échappait de la distillerie dont elle ne voyait que la haute cheminée de pierre. Et de plus loin d’autres fumées montaient, les unes du chemin du roi, les autres de bosquets avoisinants. Oh ! elle savait bien qui étaient là : les soldats rouges ! Car elle entendait le grondement du canon, elle en percevait l’éclair qui coupait l’espace. Chaque fois que