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Page:Féron - L'espion des habits rouges, 1928.djvu/48

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L’ESPION DES HABITS ROUGES

ce canon détonait, le sol tremblait, la maison frémissait, les vitres des fenêtres bruissaient… Mais qui l’emporteraient, les soldats rouges ou les Patriotes gris ? Ah ! comme elle aurait voulu savoir ! Elle pensait à Ambroise Coupal !… Sans trop s’en rendre compte elle souhaitait que les Patriotes remportassent la victoire. Peu à peu tous les incidents du matin lui revenaient à la mémoire. Et Félicie… que faisait-elle en ce moment ?… Et Dame Rémillard ? … Et les autres femmes du village ? … Ah ! pas de doute : elles étaient là toutes, dans quelque maison, soignant et pansant les blessés, peut-être étaient-elles en train de recharger les fusils des hommes ! Oui, elles étaient là toutes les femmes de Saint-Denis, toutes les jeunes filles… elles étaient là où Denise n’était pas !

De cuisants remords la bourrelaient…

Mais son amour ?… Son amour pour André ?… Mais était-il possible qu’elle aimât à ce point de se sacrifier pour lui ? Son pays et sa race n’avaient-ils pas sur elle les premiers droits ? N’avait-elle pas l’exemple de l’autre… d’Ambroise Coupal qui au-dessus de son amour pour elle, Denise, mettait l’amour du pays ?

Ces pensées se débattaient violemment en elle, et la pauvre fille tomba dans une rêverie profonde et douloureuse qui lui fit perdre la notion de tout ce qui se passait à l’extérieur d’elle-même. Elle n’entendit plus aucun bruit, elle sembla vivre dans un tout autre monde.

Elle fut tirée de sa méditation par la cloche de l’église sonnant l’angélus.

Elle frémit longuement, puis elle se laissa tomber à genoux près de son lit, abandonna sa tête lourde sur les draps et demeura immobile, incapable de prier.

Une voix l’appela d’en bas :

— Denise !… Denise !…

Elle reconnut la voix d’André Latour, et alors elle rentra tout à fait dans la réalité de la vie.

Elle se dressa dans un bond impétueux et courut en bas.

Elle s’arrêta, figée encore, regardant le prisonnier qui la suppliait :

— Denise ! Denise !… j’ai soif !

Elle sourit maladivement.

Sans mot dire, elle alla au comptoir, emplit une tasse de vin et alla la présenter à boire au prisonnier. Celui-ci n’en but que la moitié.

— Buvez le reste, dit-il, cela vous fera du bien.

Elle obéit comme malgré elle. Elle porta la tasse à ses lèvres, d’une main tremblante de fièvre, elle prit une gorgée de vin, mais elle ne réussit pas à l’avaler. Elle le cracha dans la cheminée avec dégoût et jeta le reste de la tasse qu’elle alla poser sur le comptoir.

— J’ai froid ! dit encore le prisonnier.

C’est vrai, il ne faisait plus chaud.

La jeune fille raviva les braises, y jeta quelques fagots d’abord, puis trois bûches. La flamme, jaillit bientôt. Debout près de la cheminée, Denise considéra d’un œil distrait cette flamme dont elle paraissait écouler les pétillements : mais elle ne semblait pas entendre la fusillade qui avait recommencé.

— Denise, murmura André Latour, venez couper mes liens ! Si les Patriotes sont vainqueurs, il me fusilleront ! Ils vous fusilleront également, vous, Denise, pour n’avoir pas été là ! Partons ensemble… fuyons !

— Fuir !… gronda la jeune fille avec un regard indigné, jamais ! J’irai plutôt me battre !

— Denise, m’aimez-vous ?

— Je ne sais plus, André !

Elle se mit à pleurer.

— Denise ! Denise ! reprenez votre sang-froid ! Regardez-moi ! Voulez-vous couper mes liens ?

— Si vous l’exigez, oui, je les couperai ! Mais que ferez-vous ensuite ?

— Je m’en irai sans vous, si vous refusez de me suivre !

— Ah ! peut-être irez-vous vous battre contre nos Patriotes ?

Elle lui décocha un regard méfiant.

— Moi… me battre contre vos Patriotes ! fit Latour, surpris.

— Oui, vous… Ah ! c’est bien ce que vous méditez, n’est-ce pas ? aller vous battre contre nos gens ?

Son regard cette fois se fit menaçant et terrible.

— Denise ! Denise ! implora Latour effrayé par l’attitude de la jeune fille.

— Non ! je ne couperai pas vos liens, cria la jeune fille avec violence, car je ne veux pas que vous alliez aider les soldats de l’Angleterre !

— Denise !…

— Oh ! laissez-moi tranquille !