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L’ESPION DES HABITS ROUGES

siers. Son visage, aux traits assez réguliers, était pâle et fatigué, mais les regards brillants de ses yeux bruns accusaient l’audace et l’énergie. D’ailleurs, il levait rarement ses yeux qu’il tenait attachés sur les flammes du foyer. Ses lèvres minces esquissaient un sourire dédaigneux qui semblait y être stéréotypé.

Qui était ce jeune homme ?…

Quelqu’un avait dit qu’il se nommait André Latour et faisait partie d’un corps de volontaires au titre de lieutenant. En effet, André Latour était le fils d’un riche négociant de Montréal qui, comme beaucoup de Canadiens-français de cette époque, avait laissé pencher ses sympathies du côté des Loyalistes anglais qui, par tous les moyens, essayaient d’enlever aux Canadiens leurs droits, leurs coutumes et leur langue. On demandait que le Bas-Canada fût administré par un régime exclusivement anglais, qu’on n’y parlât qu’une langue et qu’on fît disparaître jusqu’au dernier vestige des lois civiles françaises. On voulait, en outre, que les Canadiens fussent exclus des emplois publics. Bref, on travaillait à l’extinction totale de la nationalité française de Québec.

André Latour, après ses études faites, avait préféré le métier des armes au négoce en lequel son père avait songé à l’initier. À ce propos, disons que, à cette époque si troublée, un bon nombre de Canadiens français et dont plusieurs étaient des officiers remarquables, étaient enrôlés sous les drapeaux britanniques ; mais nous devons leur rendre cette justice que la plupart, sinon tous, n’avaient pas pris du service pour combattre leurs compatriotes. Bien que les esprits fussent très exaltés, malgré que bien des rumeurs batailleuses circulassent par tout le pays, tant dans le Bas-Canada que dans le Haut-Canada où, à certains moments, on croyait voir éclater un volcan, personne n’osait croire avec assurance à une insurrection, pour la bonne raison que le peuple n’était nullement préparé ni armé pour jeter le défi aux troupes du gouvernement canadien. Au vrai, l’insurrection existait, elle était dans les esprits, mais les insurgés ne voulaient pas prendre la responsabilité de l’offensive. Mais cette offensive, les Patriotes la prirent d’une certaine façon, et il arriva que des compatriotes durent porter des armes meurtrières contre des compatriotes. Les événements devaient transformer en ennemis des hommes de même origine et de même sang.

C’est ainsi que, ce matin de novembre, André Latour se voyait traité comme un ennemi.

Un quart d’heure s’était écoulé depuis que s’en étaient allés les deux gardiens du prisonnier, lorsque la porte de l’auberge s’ouvrit pour laisser entrer une douzaine de Patriotes dont un seul cependant était armé d’un fusil.

— Ah ! ah ! les compagnons ! s’écria l’un des arrivants, il paraîtrait qu’on nous a amené un espion ?

— On sait ben ! répondit un des villageois attablés en pointant Latour avec sa pipe. Regardez-y donc le nez, là !

Le prisonnier venait de lever la tête pour jeter un rapide coup d’œil sur les nouveaux venus.

Le Patriote qui venait de parler et qui portait un fusil en bandoulière, s’approcha de la cheminée, se pencha et regarda sous le nez de Latour.

Puis il se releva, se redressa, fit entendre un sifflement et regardant toute la salle qui venait de faire silence :

— Dames et Sieurs de la compagnie, nasilla-t-il avec une expression de surprise comique, je veux que le Bon Guieu me pardonne tous mes péchés… mais c’est pas un espion… c’est une espionne !…

— Une espionne !

Tout le monde bondit d’étonnement.

— Es-tu fou, Farfouille Lacasse ? cria Dame Rémillard de son comptoir.

— Fou… non ! répliqua gravement celui qu’on venait de nommer Farfouille Lacasse. Mais j’ai peut-être mal vu et mal regardé !

— Regardes-y encore sous le nez, Farfouille ! cria un jeune homme, un Patriote aussi, mais tout petit, et qui pour mieux voir sauta sur une table à pieds joints. Car toute la salle se pressait en rond près du prisonnier.

Farfouille Lacasse, puisque tel était son nom, se rapprocha de nouveau et avec précaution du prisonnier, tout comme il aurait fait d’un animal dangereux, et tout en relevant le bord du chapeau qui couvrait la tête de l’espion, il disait :

— J’y vas doucement, comme faisait mon grand-père qui levait les couvertes pour