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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

sement il y avait ce loueur et marchand de chevaux en la haute-ville, mais le marchand n’en avait que cinq, dont un seul à vendre. Flandrin ne trouva pas ce vieux et lourd cheval de son goût, et il voulut en acheter un plus jeune. Le marchand consentit à lui laisser un cheval de six ans pour trente livres, et la monture parut convenir à Flandrin. Le marché fut conclu, à condition, néanmoins, que le marchand gardât le cheval jusqu’au lendemain et lui donnât la pitance nécessaire.

Chez un sellier, qui en même temps faisait métier de savetier, Flandrin trouva une selle à bon compte.

Tout allait pour le mieux.

Flandrin se rendit ensuite au collège des Jésuites pour demander un court entretien à son fils adoptif Louison.

— Je pars, mais je vais revenir, dit Flandrin à l’adolescent.

Celui-ci se mit à pleurer.

— Ne pleure pas, mon garçon, je ne serai pas longtemps parti. Sang-de-bœuf ! si ta mère t’a laissé, ton père te restera, sois tranquille !

Il lui dit de retourner, le soir après la classe, au logis où une brave femme lui servirait de mère en attendant qu’il fût revenu de voyage.

Louison sanglotait et nulle parole ne pouvait sortir de sa bouche. Ah ! c’est qu’il était très malheureux depuis que sa mère adoptive s’en était allée sans l’emmener, et en perdant cette mère il croyait avoir tout perdu.

Flandrin le consola du mieux qu’il pût. Il l’embrassa longuement, car il l’aimait son Louison, il l’aimait davantage depuis ses infortunes, et sur cet enfant qui n’était pas de son sang il aimait à reporter tout l’amour qu’il avait pour sa femme et son propre enfant.

Ce fut d’un cœur désolé que Flandrin quitta le collège. De là, il se rendit chez un armurier et fit emplette d’une bonne et solide rapière qu’il eût grand plaisir à pendre à son côté ; il acheta aussi deux pistolets. Il alla porter rapière et pistolets chez lui, n’osant pas paraître en public avec ces armes. Comme il arrivait à son domicile, il croisa une femme, veuve et déjà âgée, qui vivait chez son gendre, un batelier. Flandrin lui proposa le soin de sa maison et de son fils adoptif durant l’absence qu’il allait faire. La femme accepta avec d’autant plus d’empressement que Flandrin eut la bonne idée de lui mettre dans le creux de la main deux beaux écus d’argent.

— Voyons ! se dit Flandrin avec satisfaction, j’ai à peu près terminé mes affaires. Il ne me reste qu’à voir Maître Jean et ma coquine qui m’a trompé et qui a attenté à ma vie !

Il reprit le chemin de la haute-ville. En passant devant un cabaret il fut bien tenté de boire quelques coups d’eau-de-vie pour se donner du nerf. Il entra. Le cabaret était désert. Il se fit servir de l’eau-de-vie, la dégusta lentement, mais refusa de répondre aux questions indiscrètes de l’aubergiste. Celui-ci s’informait avec insistance de la femme de Flandrin, et aussi des motifs qui avaient poussé Son Excellence à le décharger de ses fonctions de maître-geôlier.

Flandrin demeura muet comme un roc, et il quitta peu après le cabaret pour aller frapper à la porte de Maître Jean, son ami. Il est bon de dire ici que Flandrin n’avait pas remarqué un individu qui, depuis une heure, le suivait partout et paraissait l’épier avec attention. Cet homme était un pauvre vieux, tout voûté, tout tremblant, un bras en écharpe, les habits en loques, portant une besace au dos et marchant à l’aide d’un bâton sur lequel il paraissait s’appuyer avec peine. Mais comment Flandrin aurait-il pu remarquer qu’il était suivi et épié, puisqu’il était trop distrait pour reconnaître même les gens qui le croisaient et le saluaient ?…

Quand il fut arrivé sur la rue Saint-Louis et au domicile de Maître Jean, Flandrin remarqua de suite que la porte de la maison était à demi-ouverte. Il poussa la porte sans se donner la peine de frapper, et de suite il vit, non sans quelque surprise, que le mobilier avait été enlevé et que personne ne paraissait habiter là. Il n’osa pas entrer sur le coup. Il heurta la porte du marteau. Nul ne répondit. Intrigué, il entra. Non, personne dans ce logis. Flandrin parcourut les quatre pièces vides et désertes. Dans la chambre de Maître Jean il ne vit qu’un coffre, mais un coffre brisé à coups de marteau, éventré. Il ne restait dans ce coffre que quelques vieilles hardes. Flandrin, par on ne sait quelle curiosité, secoua ces hardes, et en vit tomber deux pièces d’argent. Il crut deviner la vérité.

— Oh ! oh ! dit-il, est-ce que les voleurs seraient venus ici ?

Flandrin croyait se trouver devant un problème très énigmatique et qu’il ne se sentait pas de force à résoudre. Il sortit de la maison, l’esprit plus distrait qu’avant, et se demandant où Maître Jean avait bien pu élire nouveau domicile. À la porte, il se heurta à un vieux mendiant, l’individu même qui le suivait depuis une heure.

— Tiens ! dit Flandrin en reconnaissant l’homme et sans la moindre défiance, c’est donc vous, père Brimbalon ?

— Oui, pour vous servir, sieur Capitaine, répondit d’une voix chevrotante le loqueteux. Au moins vous, quand on vous rencontre, Capitaine, il n’est pas nécessaire ni de vous tendre la main ni de vous peindre nos misères, maux et infortunes ; vous avez le cœur sur la main, comme on dit.

Le bonhomme ricanait aigrement.

Flatté de s’entendre appeler comme avant « Capitaine », Flandrin tirait déjà sa bourse et donnait au pauvre vieux un écu d’argent.

— Je ne suis pas riche, père Brimbalon, ajoutait-il, mais je donne toujours de bon cœur.

— Oui, oui, on vous connaît, merci, Capitaine. Mais vous me donnez trop… Un écu !… Peste ! savez-vous que vous êtes chanceux, vous ? Il est vrai que vous êtes capitaine et que vous avez, par-dessus le marché, des amis qui sont riches.

— Qu’entendez-vous par des amis qui sont riches ?

— Je veux dire Maître Jean.

— Oui, c’est vrai, Maître Jean est riche et il est mon ami. Ah ! ça, père Brimbalon, est-ce que vous savez quelque chose ? Je viens voir Maître Jean pour affaires, et je trouve son logis désert et dévasté. Que s’est-il donc passé ?

— Hein ! vous ne savez point ? s’écria Brimbalon