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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

en sautant de surprise. Quoi ! vous ne savez pas que Maître Jean a passé et trépassé ?

— Vous êtes fou, père Brimbalon !

— Que le bon Dieu ait pitié de mon âme si je n’ai pas tout mon bon sens ! Mais je vous affirme, Capitaine, que je suis aussi sain d’esprit que vous l’êtes vous-même. Mais comment, voilà déjà un beau mois qu’on a trouvé Maître Jean bel et bien mort !

— Dans son logis ?

— Mais non… Ah ! mais, dites-donc d’où vous revenez, Capitaine ? Mais non, pas dans son logis… Décidément, vous ne savez rien. Où étiez-vous donc ce soir-là, ou plutôt ce matin-là ? Ah ! tiens, je me souviens… oui je me rappelle que le bruit a couru que vous aviez été grièvement blessé dans un guet-apens ou une bagarre…

— Oui, c’est bien vrai, blessé dans un guet-apens. Depuis trente jours je n’ai pas mis les pieds hors de ma maison. Je sors aujourd’hui pour la première fois.

— Bon ! bon ! je comprends que vous ignoriez le fait. Pour revenir à Maître Jean que j’estimais beaucoup, car il n’était pas moins généreux que vous avec les pauvres du bon Dieu, et sans vouloir vous vanter, Capitaine, oui, Maître Jean fut trouvé mort, décédé, trépassé, au pied du gibet de la rue Sault-au-Matelot, et le lendemain, pour comble de surprise, on découvrit que le pendu qui se balançait à la potence n’était pas le malandrin condamné par le Grand Conseil, mais le pendeur en personne… Mathurin le Bourreau.

À ces nouvelles qu’il ignorait, comme on sait, Flandrin demeura sans voix.

— Oui, oui, je vois bien que vous ne saviez pas, Capitaine, ricana encore le mendiant. Ah ! ce n’est pas de votre faute ni de la mienne, car il n’y a pas que vous et il n’y a pas que moi qui ignorons le drame en ses détails. Si je voulais donner une figure de vérité à ce que je pense, je dirais que seul Maître Jean savait tout ce que nous ne savons pas. Malheureusement, Maître Jean est mort !

Flandrin demeurait atterré. Maître Jean mort au pied du gibet de la rue Sault-au-Matelot ! et en cette même nuit où lui, Flandrin, avait failli laisser ses os aux mains de deux chenapans d’abord, ensuite à celles d’une femme ! Oui, qu’avait-il bien pu se passer d’extraordinaire autour de cette potence ? Flandrin aurait donné gros pour le savoir, et bien d’autres aussi n’auraient pas donné moins !

Flandrin, poussé malgré lui par la curiosité, voulut savoir encore.

— Et l’homme que Mathurin avait pendu ?…

— Ah ! lui, Capitaine, vous comprenez bien qu’il a détalé… Seulement, je vous demanderai comment il a bien pu faire pour se dépendre ?

— Mais Mathurin le Bourreau… qui donc l’aurait pendu à la place du malandrin ?

— Ma foi ! qu’on me pende aussi si j’en sais plus que vous ou d’autres sur ce mystère. Est-ce Maître Jean qui aurait pendu Mathurin ?… Est-ce le dépendu ?… Ou bien, Mathurin se serait-il pendu lui-même ? Cherche, Médor !

Troublé par tout ce qu’il venait d’apprendre, Flandrin quitta le mendiant et s’achemina vers la rue du Palais où domiciliait son ancienne amante, Lucie.

Comme il allait atteindre le petit parterre précédant la maison, il vit sortir de celle-ci deux grands gaillards vêtus en bourgeois, portant la rapière et affectant les manières de gentilshommes. L’un d’eux tenait à la main une haute canne à pomme d’or que Flandrin n’eut pas de peine à reconnaître pour la canne de Maître Jean.

— Ah ! ah ! se dit Flandrin, je reconnais bien ces deux sacripants. Ce sont eux qui avaient enfermé Maître Jean dans une salle basse après lui avoir enlevé sa canne, et ce sont ces deux chiens qui ont tenté de me perforer de leurs rapières. Oui, ce sont toujours ces louches agents de Monsieur de Frontenac, Zéphyr et Polyte Savoyard, qu’un de ces jours je compte avoir le plaisir d’envoyer à tous les diables. Et si je ne me trompe, ce sont aussi ses sicaires à elle… Allons ! je vais savoir enfin la vérité. Car elle doit être là… elle !

Les deux individus sortaient du parterre, croisaient Flandrin et lui décochaient un regard moqueur. En même temps, l’un disait avec une manifeste raillerie :

— Voyons, duc, suis-je myope ou clairvoyant ? Ne vois-je point là notre ami, le capitaine Flandrin ?

— Parfaitement, marquis ; c’est bien ce pauvre capitaine décapuchonné par Son Excellence et abandonné par sa femme.

— Oh ! si j’avais… gronda Flandrin en portant la main à son côté gauche.

Hélas ! sa rapière manquait. Il l’avait laissée à sa maison.

Les deux autres se mirent à rire bruyamment et s’éloignèrent de pas rapides. On pouvait les voir se dandiner et les entendre s’interpeller de « duc » et « marquis ».

Flandrin, cependant, sourit d’indulgence, et, tout en gagnant la maison de son ancienne amante, il pensait ceci :

— Je ne serais pas étonné que la maison de Maître Jean eût été dévalisée par ces deux marauds, ils en sont bien capables.

Rendu devant la porte de la maison, Flandrin heurta rudement du marteau.

Depuis un quart d’heure notre ami allait de surprise en surprise, et il croyait bien être au bout de toutes les nouvelles renversantes dont on l’avait presque assommé. Pourtant non : là encore Flandrin sauta de surprise en reconnaissant dans la personne qui lui ouvrait la porte l’ancienne servante de Maître Jean, Mélie. La surprise était d’autant plus forte pour Flandrin qu’il s’était attendu de voir paraître Lucie, la ravissante Lucie avec ses magnifiques cheveux blonds. Et Mélie elle-même n’était pas moins surprise de voir devant elle Flandrin Pinchot. Elle et lui se regardèrent un moment sans pouvoir prononcer une parole. Les lèvres de Flandrin se défigèrent bientôt.

— Par quel hasard, Mélie, vous trouvé-je ici ? proféra-t-il avec quelque difficulté.

— Entrez, Capitaine, entrez, et je vous dirai la chose. Ah ! si l’on pouvait savoir ce qui arrivera dans le monde ! Je me demande encore, Capitaine, comment il se fait que je ne sois pas morte lorsqu’on a apporté dans notre logis de la rue