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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

— Oh ! lui, est tout à fait réticent, et je le crois acquis corps et âme à M. de Frontenac.

Ici, le silence s’établit entre les deux hommes. Perrot prenait des notes d’une main fébrile.

Au bout de cinq minutes, le gouverneur rompit le silence.

— Monsieur, dit-il, je tiens pour fidèle le rapport verbal que vous m’avez fait et j’attendrai avec impatience votre rapport écrit. Encore une fois, je vous félicite pour votre travail. Demain, s’il est besoin, je vous ferai mander. Mais si quelque chose d’extraordinaire se présente d’ici là, vous viendrez me demander audience.

Le lieutenant de police, Philippe Broussol, que Flandrin Pinchot aurait été tout près de prendre pour un gentilhomme, prit congé.

François Perrot se leva en murmurant :

— Ah ! Monsieur le comte de Frontenac a voulu la guerre… eh bien ! il l’aura !

Il fit un geste rude et marcha vers une haute glace. Là, il composa les traits de son visage, arrangea les boucles de sa perruque brune, la dentelle de son jabot et celles qui terminaient les manches de son justaucorps, puis dit encore dans un murmure :

— Pour aujourd’hui nous avons assez travaillé, et il est tout juste que nous prenions quelque récréation… Allons voir ces dames !…

Onze heures sonnaient.

VII

LA SINGULIÈRE AVENTURE DE FLANDRIN


Flandrin Pinchot, le soir d’avant, était arrivé à l’auberge de la Coupe d’Or harassé et rompu par son voyage de trois jours. Cela se comprend, il avait si peu l’habitude du cheval et de la selle. L’eau-de-vie, le vin et le souper énorme qu’il avait pris à son arrivée, avaient pour un moment refait sa vigueur coutumière. Mais ce bien-être n’avait été que passager. Le lit lui fut un amollissement, ou peut-être mieux un durcissement, de telle sorte qu’au matin, alors que le coq pérorait avec prétention parmi les volailles de l’aubergiste, Flandrin se réveilla roide comme une barre de fer.

— Allons ! sang-de-bœuf ! maugréa-t-il, me voilà figé comme dindon sur la neige. Eh bien ! tant pis, je paillasse encore jusqu’à ce que la vie me revienne… bonsoir !

Il se rendormit avec un large sourire de bien-aise. Car le lit était bon avec sa senteur de paille fraîche et ses couvertures de laine bleue. C’était un vrai nid de bourgeois. Et Flandrin, en se rendormant, avait dû penser que l’auberge était un endroit excellent pour vivre comme dans la soie. Il se trouva si bien, qu’il ronfla durant deux autres heures.

Des coups de manche à balai dans sa porte le réveillèrent en sursaut.

— Voyons ! cria-t-il d’une voix enrouée, est-ce la manière de réveiller les honnêtes voyageurs ? Qui veut enfoncer ma porte ?

— Il est neuf heures, monsieur le voyageur, répondit une voix fraîche de jeune fille… il faut se trémousser !

— Ah ! bien, l’on m’en dira tant… Tant pis pour qui s’en offensera, moi je me trémousse une heure encore dans ce lit, et gare à qui va revenir me déranger avant cette heure expirée !

Ces paroles n’eurent pas de réplique. Les paupières plus lourdes qu’à son premier réveil et les membres tout engourdis encore, Flandrin se rendormit de la plus belle façon.

Il va sans dire qu’il ne put suivre la durée du temps… De nouveaux coups de balai dans sa porte le tirèrent brusquement du sommeil.

— Ah ! ça, encore ? fit-il avec humeur. Est-il vrai qu’on ne peut pas dormir son saoûl dans ce bouge ?

— Il est onze heures… dit la même voix de jeune fille.

Cette fois, Flandrin vit sa porte s’ouvrir.

Dans l’entrebâillement Flandrin vit paraître un beau brin de fille, de vingt ans au plus, avec une jolie tête blonde et un visage rougeaud et riant.

— Voyons, monsieur le dormeur, dit-elle, va-t-il falloir, pour vous faire trémousser, vous tirer de ce lit par les pieds ?

— Je crois bien qu’il va falloir, belle enfant. Ah ! le trélingage que je me sens de tous côtés !… Quoi ! tu ris ? Eh bien ! cours en faire autant… quarante lieues à califourchon !

— Baste ! n’est-ce que cela ?

— Hein ! tu dis…

— J’en ferais soixante.

— Sang-de-bœuf ! belle fille, tu dois être bien bâtie !

— Dame ! on a de la vigueur.

— Et de la jeunesse surtout, ma fille. Tiens ! viens me tirer par les pieds… Au fait, pourquoi pas te le dire ? j’aime de suite ton menton fosselé, ta bouche et tes yeux…

— Ensuite, mon gentilhomme ?

— Pas gentilhomme… capitaine ! Oui, Capitaine… Qu’est-ce que ça peut bien nous ficher la gentilhommerie ? Ensuite, dis-tu ? Tiens ! ces bras blancs et veloutés que je te vois… J’y mordrais comme en du bon pain. Viens me tirer…

La servante se mit à rire.

— Attendez, monsieur le capitaine, je vais vous tirer comme vous le voulez… mais à coups de balai.

Et se donnant de suite une figure colère, elle entra tout à fait et fit mine de courir au lit en levant son balai.

Flandrin la pensa sérieuse. Pour éviter un ou deux horions qui auraient bien pu entamer la peau de son visage, il ramena rapidement ses couvertures sur sa tête et cria :

— Au moins, belle fille, ne va pas frapper ni trop dur ni trop longtemps !

La belle enfant éclata du plus beau des rires et reprit le chemin de la porte, mais non sans dire :

— Là ! monsieur le capitaine, faut être raisonnable. Voyez cette chambre en désordre par votre faute… il faut la faire, puis balayer, puis épousseter. Ah ! vous ne savez peut-être pas qu’un certain personnage vous attend en bas ?

— Ah ! ah ! tu as dit un personnage… et un personnage en noir ? Tu as raison, il faut que je me remue. Eh bien ! à tantôt, belle fille, je te conterai un brin d’amour.

La servante s’était retirée.

Flandrin, pas trop bien remis de sa fatigue de