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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

la route, s’étira, bâilla, rebâilla et bien à regret quitta le lit si bon.

L’auberge était bourdonnante de vie. En bas, conversations animées, rires de femmes et d’hommes, appels, ordres, et, par-dessus tout, pour Flandrin et pour bien d’autres, la musique agréable des cuisines. Et dans la cour de l’auberge, cris, jurons quelquefois, roulement de charrettes, hennissements joyeux, coups de fouet claquant…

— Allons ! se dit Flandrin avec contentement, je croyais venir en une ville morte et sombre, mais tout me paraît déborder de vie. Et voyez ce soleil qui étincelle dans cette fenêtre…

Il ouvrit toute grande la fenêtre. Il se pencha au dehors et regarda avec avidité. D’abord, sous ses yeux, la cour des écuries où quatre ou cinq garçons pansaient des chevaux. Levant ensuite les yeux, il vit le soleil haut dans un grand ciel bleu pâle. Puis il ne put voir que des maisons aux toits pointus, des clochers aux flèches élancées… mais plus loin une verdure magnifique qui s’élevait vers le ciel : la pente du Mont-Royal.

Flandrin ne s’attarda pas à examiner ce qui pouvait frapper sa vue, il était pressé. Quelqu’un l’attendait dans la salle commune, et, comme il le pensait, ce devait être cet inconnu habillé tout de noir qui lui avait confié une mission dont il ignorait le premier détail. Il fit rapidement sa toilette, ceignit la rapière et descendit majestueusement. Dans les cuisines qu’il dut traverser, il fut salué par l’aubergiste. Les marmitons s’inclinèrent, les filles lui décochèrent un regard d’admiration. Flandrin, comme bien on pense, n’était pas fâché de se voir ainsi remarqué et salué. Mais il faut dire aussi que l’aubergiste l’avait reçu avec un « Bonjour, monsieur le Capitaine », qui avait, naturellement fait dresser les oreilles des serviteurs.

Flandrin trouva la salle commune remplie de clients : là on buvait, parlait plus haut souvent que nécessaire, jouait aux cartes ou aux dés. Plus loin, Flandrin découvrit une haute porte en arcade donnant sur une salle de billard. Là, des jeunes et belles femmes richement parées et en longues robes à falbalas jouaient au billard ou devisaient en riant par groupes. Au billard de jeunes bourgeois ou gentilshommes accompagnaient les femmes. À voir tout ce monde si gai, à voir surtout ces jeunes et belles femmes, Flandrin se sentit devenir tout joyeux. Pourtant, une ombre fugitive vint en son esprit obscurcir toute l’éclatante lumière qui semblait jaillir de lui-même : ce fut le souvenir de sa femme qui l’avait abandonné. Ah ! comme il aurait été plus heureux d’apparaître en ce beau monde avec sa femme à son bras !… Hélas ! c’était sa faute : il avait été l’unique artisan de ses chagrins et de ses infortunes.

Le cruel souvenir qui avait étreint son cœur se dissipa vivement, car Flandrin venait d’apercevoir l’homme qui l’avait fait venir en Ville-Marie, Il le revit tout vêtu de noir et la figure sombre. L’homme était dans un coin reculé et seul à une table sur laquelle était posée une carafe de vin. Flandrin marcha vivement vers lui. Mais avant qu’il n’eût prononcé une parole, l’inconnu l’invitait à s’asseoir et lui disait à voix basse :

— Ici, capitaine, il importe d’être très méfiant et sur ses gardes. Il faut toujours parler à voix basse. Retenez bien ce que je vous dis. Je vais vous laisser vous reposer aujourd’hui, et demain je vous donnerai des instructions précises. Pourtant, je vous demanderai une seule chose maintenant, c’est de surveiller cet homme… voyez, celui qui porte un justaucorps de satin vert et qui joue au billard avec cette jeune fille à cheveux roux…

Flandrin plongea un regard aigu dans la salle du billard et vit de suite l’homme en satin vert. Il le regarda attentivement, mais il ne parut pas faire cas de la jeune fille à cheveux roux. Une fois qu’il eut bien regardé l’homme en question, il répondit :

— C’est bien, monsieur, je le reconnaîtrai et le surveillerai.

— Comme vous voyez, reprit le policier aux gages de François Perrot, vous aurez peu à faire pour aujourd’hui, capitaine. Je vous laisse donc avec cette carafe de vin que vous boirez à ma santé.

Le lieutenant de police s’en alla vers les cuisines. Satisfait et content, Flandrin se vida une large rasade qu’il se mit à siroter tout en faisant l’inspection de la salle commune. Comme il n’aimait pas à boire seul, il cherchait une figure connue. Non, personne… Toutes les physionomies rassemblées là étaient étrangères. Bah ! que lui importait ? Quand on ne peut boire avec d’autres, on boit seul… surtout lorsque le vin est tiré et qu’il est bon. Il avait du moins le plaisir de lorgner les jolies servantes qui allaient çà et là par la salle d’un pied mignon et léger. Il eut encore le plus grand plaisir de remarquer l’une de ces jolies servantes, et celle-ci assez souvent lui lançait un coup d’œil oblique et doux. Flandrin aurait voulu lui faire un petit sourire, mais toujours le coup d’œil de la belle fille était trop fugace. Une fois, pourtant, il arriva qu’elle regarda tout à fait Flandrin en plein dans les yeux, et cette fois Flandrin put lui sourire. Elle répondit par le plus beau des sourires de femme.

— Allons ! pensa Flandrin, ça va bien !

Il en était à sa troisième rasade de vin, lorsqu’il vit revenir des cuisines le lieutenant de police dont il ignorait, comme nous le savons, le nom et la qualité.

— Il faudra pourtant que je sache son nom… se dit Flandrin.

Broussol passa non loin de lui, mais sans paraître le voir, et gagna la salle de billard. Flandrin le suivit du coin de l’œil. Au billard, la partie engagée depuis une demi-heure peut-être venait de finir par des éclats de rire, des applaudissements des spectateurs ou spectatrices et des heurts de queues et de billes. Mais déjà une nouvelle partie s’organisait, et à sa plus grande surprise Flandrin vit « son homme » entrer dans le tournoi avec pour partenaire la jeune fille à cheveux roux. Elle était belle et fort élégante cette fille, et Flandrin l’examina pour la première fois. S’il ne la connaissait pas, il lui découvrait une certaine ressemblance. Oui, cette jeune fille lui rappelait l’image de son ancienne amante la belle et blonde Lucie. Flandrin aurait bien voulu suivre la partie, même de loin comme il était ; mais voilà que le personnage en justau-