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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

corps de satin vert, qui avait cédé sa place au lieutenant de police, oui, voilà que cet homme sortait de la salle de billard et venait à Flandrin avec à ses lèvres un sourire fort ambigu. L’inconnu s’approcha, s’assit sans façon à la table de Flandrin, cligna de l’œil et murmura :

— Voyez-vous, mon ami, cet homme en justaucorps de velours noir qui joue au billard avec cette jeune fille à cheveux roux et parée de soie verte ? Eh bien ! je vous demande de surveiller cet homme et de me tenir au courant. Voici, pour commencer, vingt-cinq livres…

L’homme mit dans la main de Flandrin ébahi quelques écus d’or et s’en alla. La minute d’après il avait quitté l’auberge.

Flandrin restait tout perplexe et indécis. Allait-il suivre le personnage en vert et l’épier, ou bien demeurer et se borner à surveiller le personnage en noir ?

Il était loin d’avoir pris même l’ombre d’une résolution, qu’il vit venir à lui la jolie servante avec qui il avait échangé un sourire. Elle approchait souriante, mais son sourire, au gré de Flandrin, paraissait avoir quelque chose de mystérieux.

Elle fit mine d’essuyer la table du coin de son tablier, puis s’étant penchée vers notre ami, elle chuchota :

— Vous êtes bien, n’est-ce pas, le capitaine Flandrin ?

Dans sa surprise Flandrin ne put trouver un seul mot à dire.

— Tenez ! continua la jeune fille de l’air le plus énigmatique qui fût, regardez bien cet homme…

Flandrin regarda l’homme indiqué.

— Oui… put-il faire enfin. Mais… cet homme… c’est l’aubergiste ?

— Oui bien, capitaine… c’est pourquoi on vous demande de surveiller l’aubergiste !

Sans plus elle s’en alla avec le même sourire.

— Voyons, se dit Flandrin, est-ce que je fais un fou rêve ?

Il suivit d’yeux tout ébaubis la gracieuse silhouette de la servante qu’il vit disparaître dans les cuisines.

Plus perplexe que jamais, Flandrin se demanda comment il pourrait bien surveiller à la fois ces trois personnes : c’est-à-dire le bourgeois en justaucorps de satin vert, lequel il ne savait plus où retrouver, puis le mystérieux inconnu en vêtements noirs et l’aubergiste.

Il se mit donc en train de réfléchir sur ce problème d’une solution qui lui apparaissait de suite très « problématique ». Pinchot se trouvait en face d’une besogne qui eût demandé, pour le moins, un don d’ubiquité (ce qu’il ne possédait pas), et, pour le pire la besogne, en partie, se trouvait payée d’avance. Disons qu’il y avait là pour Flandrin un cas de conscience : car Flandrin, très honnête homme et se faisant un scrupule de conserver intacte sa probité, avait accepté de l’argent pour des services requis qu’il se sentait incapable de rendre. Il est vrai qu’il lui restait la décharge de rendre l’argent… oui, mais où retrouver le bourgeois en satin vert ? Si Flandrin se trouvait embêté, c’était sa faute : quelle affaire avait-il d’accepter de l’argent sans savoir comment il pourrait le gagner ou le rendre ? Il s’était donc engagé en acceptant des écus, et il ne lui restait plus qu’à s’exécuter. Sans doute, s’exécuter… il ne voulait que cela ; mais de quelle façon ? Oui, comment surveiller trois hommes qui ne vivaient pas ensemble ? Imaginatif quand même et avec l’espoir de trouver un biais qui apaiserait sa conscience, Flandrin crut entrevoir un rayon de lumière dans l’embrouillamini où il pataugeait, quand s’approcha l’aubergiste avec le plus large des sourires.

Flandrin, du reste, l’avait vu venir.

Or, voici que l’aimable aubergiste, toujours très souriant, se penche à l’oreille de Flandrin et demande dans un murmure fort suave :

— Comment aimez-vous le vin de ma maison ?

— Excellent…

— Merci. Tenez !… mais c’est entre nous… je vais vous confier une petite besogne… oh ! une petite besogne de rien du tout ! Vous avez remarqué une de mes servantes… cette jeune fille brune, en jupe rouge et chaussée d’escarpins rouges ?

— Comment ? Si je l’ai remarquée ?… Elle m’a même parlé, et, sans vouloir vous offenser, je l’ai même trouvée très jolie et appétissante.

— Oh ! il n’y a pas d’offense qui vaille, pas la moindre. Car vous avez très raison, Monsieur le Capitaine, cette servante a pour elle tous les avantages, que, hélas ! je n’ai plus… Oui, elle a la jeunesse, la beauté et la grâce ! Je vous assure que c’est un bijou de fille ! Ainsi donc, puisqu’elle vous a parlé, vous sauriez, à l’occasion, la reconnaître ?

— Certainement.

— Ça va bien… très bien ! Je suis content de vous, Capitaine… Néanmoins, je vous prierai de n’en souffler mot à personne. Voyez-vous, je désire vous demander de surveiller cette jeune personne qui, par ci par là, ne dédaigne point de faire des siennes. Oui, je vous demande seulement de la surveiller. Comme rétribution de vos services, je vous accorderai le gite et la table, plus le vin et l’eau-de-vie, plus la litière et l’avoine à votre cheval, plus…

— Assez ! assez ! maître aubergiste ! s’écria Flandrin chaviré.

— Alors… c’est compris et entendu ?

— Oui, oui, je surveillerai cette jeune demoiselle en escarpins rouges…

Radieux — ou en ayant tout au moins l’air — l’aubergiste s’était retiré. Il avait laissé notre bon Flandrin étourdi et pas mal hébété.

Et lui, Flandrin, se disait :

— Est-il vrai que je sois destiné à devenir fou et à mourir un imbécile ? Ne serait-il pas plus vrai de penser que je suis encore dans mon lit en train de faire le plus prodigieux des rêves ? Ou, encore, cette maison ne serait-elle pas l’antre des énigmes et des mystères ? Et, sang-de-bœuf ! va-t-il en venir encore d’autres ?… Bon ! voyons encore…

Oui, Flandrin voyait revenir du billard son inconnu en habit noir, c’est-à-dire le lieutenant de police.

Celui-ci affichait une figure plus grave et plus sombre. Flandrin s’émut sans trop savoir pourquoi ; on aurait pensé qu’il était sous l’attente d’une catastrophe. À la vérité, cet homme, qu’il ne connaissait pas et qui, par surcroît, lui