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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

parut. Bien qu’il essayât de donner à sa figure le masque de la froideur, on pouvait voir percer la satisfaction qu’il éprouvait encore de la grande joie qu’il avait procurée à sa femme en faisant à celle-ci cadeau du magnifique renard blanc.

Il s’assit à sa table de travail et demanda :

— Voyons, monsieur, quoi de particulier et de si urgent vous amène encore ?

— Excellence, je suis venu vous informer que notre Flandrin Pinchot a disparu…

— Ah ! ah ! Et de quelle façon a-t-il disparu ? fit Perrot sans paraître s’émouvoir.

— D’une étrange façon, c’est tout ce que je peux affirmer.

Broussol fit aussitôt un bref récit de la scène qui s’était passée dans la matinée de ce jour en l’auberge de la Coupe d’Or.

— Mystérieuse disparition, en effet… murmura le gouverneur pensivement. Et vous n’avez pas pu retrouver sa trace ?

— J’ai fait fouiller toute la ville sans résultat.

— Que pensez-vous de cette disparition ? La mettez-vous sur le compte d’un guet-apens ? Flandrin Pinchot pouvait-il avoir en cette ville des ennemis qui auraient comploté pour le faire disparaître ? Voyons, que savez-vous ?

— Je dois avouer, Excellence, que je ne sais rien. Je n’ai pas d’indices. Mais, d’un autre côté, je peux dire que je possède des soupçons qui me feront pénétrer, j’espère, les voiles ténébreux de ce mystère. C’est pourquoi j’ai ordonné que deux individus assez louches et dont j’ignorais la présence en notre ville soient étroitement surveillés. J’ai la conviction que ces deux hommes sont des agents secrets de Monsieur de Frontenac, et qu’ils sont en nos murs, où ils ont pénétré à notre insu, que depuis très peu de temps.

En entendant parler « d’agents secrets de M. de Frontenac », le visage du gouverneur s’était assombri et son front s’était vivement plissé.

— Vous me rapportez, monsieur, dit-il sur un ton grave, des choses qui donnent à penser. Est-ce que Monsieur de Frontenac oserait nous faire espionner ? Ah ! Je voudrais bien le savoir !

Un éclair menaçant traversa son regard, et sa main droite ébaucha un geste rude et bref.

Il allait parler encore, lorsque du vestibule arriva un bruit de voix dont le ton montait de seconde en seconde à un diapason plus qu’irrévérencieux, étant donné qu’on se trouvait dans la maison du représentant du roi.

Une voix, en particulier et inconnue du gouverneur, dominait les autres, cette voix martelait de terribles jurons, entre autres des « sang-de-bœuf » que percevaient très distinctement les oreilles du gouverneur et celles de son agent de police.

— Excellence, murmura l’agent de police avec un accent de surprise qui n’était pas sans marquer quelque joie, si je ne fais pas erreur, je reconnais cette voix et mieux ce juron qui est le juron familier de Flandrin Pinchot.

— Vraiment ? Allez voir.

Broussol courut ouvrir la porte qui donnait sur le vestibule. Là, à mi-chemin entre la grande porte cintrée et celle du cabinet de travail, un grand diable d’homme aux vêtements couverts de boue, sans feutre, les cheveux en désordre, gesticulait, jurait, hurlait. Oui, c’était Flandrin à qui cinq ou six portiers et laquais essayaient de barrer le chemin. Plus loin quatre têtes de femmes curieuses se penchaient dans la porte du grand salon.

Les portiers et laquais reculaient devant les gestes terribles de Flandrin et l’on sentait qu’ils avaient partie perdue. Oui, mais voici que de la salle des gardes accourent, la rapière au poing, quatre gardes. À cet instant Flandrin hurlait :

— Tas de faquins, m’empêcherez-vous de parler à Son Excellence ? Je veux voir. M’empêcheriez-vous de parler au roi lui-même, si je le voulais ? Sang-de-bœuf ! place, ou je vous étripe du premier au dernier ! Arrière, canailles ! Ah ! si je n’avais pas perdu ma rapière…

Les gardes allaient se jeter sur ce trop turbulent visiteur.

Mais Broussol commanda aussitôt :

— Place au Capitaine Flandrin !

Les portiers et laquais sursautèrent de surprise en entendant cette voix nette et autoritaire. Ils tournèrent des yeux ronds vers la porte du cabinet de travail et reconnurent le mystérieux agent de Son Excellence.

Les gardes s’étaient arrêtés. Plus loin, ces dames avaient refermé la porte sans bruit pour rentrer dans le grand salon.

Quant à Flandrin, reconnaissant son homme « vêtu de noir », il sourit et dit :

— Ah ! ah ! Je vous trouve ici, monsieur ? J’en suis bien aise. Sang-de-bœuf ! que n’ai-je ma rapière pour vous perforer le ventre de cette sotte valetaille !

— Laissez, répliqua Broussol, et venez. Son Excellence vous recevra.

Très souriant Flandrin se laissa introduire dans le cabinet de travail.

Le gouverneur avec un air sévère lui dit :

— On me dit, Capitaine, que vous en faites de belles en ma bonne ville de Ville-Marie.

— Excellence, je vous demande pardon ; ce n’est pas moi qui en fait de belles, mais plutôt votre maudite valetaille qui me refusait l’entrée comme si j’eusse été le pire des malotrus. Et ceux qui en font de plus belles encore que la valetaille sont précisément ces canailles aux gages de Monsieur de Frontenac. Ah ! oui, les canailles, qui aurait pu penser qu’elles me suivraient jusqu’ici.

— De qui donc parlez-vous ? demanda Perrot.

— Sang-de-bœuf ! de deux sacripants, Polyte et Zéphyr Savoyard qui ne cessent de faire la traite avec les Sauvages pour le compte de Son Excellence de Québec.

— Oh ! oh ! vous les connaissez ?

— Si je les connais… Pardon, Excellence, mais craignez de les connaître aussi ! Car, maintenant, je suis certain que vous connaissez déjà la femme qui commande ces deux racailles en cette ville.

— Une femme, dites-vous ?

— Et assez belle pour faire damner un honnête homme. Tenez ! Excellence, je parie de suite que cette femme est venue cet après-midi pour vous vendre des pelleteries.

Le gouverneur bondit presque de surprise.