Page:Féron - L'homme aux deux visages, 1930.djvu/35

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
33
L’HOMME AUX DEUX VISAGES

— Quoi ! voulez-vous parler de Mademoiselle de la Pécherolle… une honnête jeune fille qui…

Il fut interrompu par un formidable éclat de rire de Flandrin. Et lui, Flandrin, se laissa choir sans façon sur un beau fauteuil de velours rouge, lequel reçu séance tenante l’empreinte du visiteur crotté.

Et Flandrin riait encore.

— Ha ! ha ! Mademoiselle de la Pécherolle ! Belle gueuse en vérité ! Ah ! combien de noms se donne-t-elle ? À moi elle a dit qu’elle s’appelle Lucie… mais Lucie tout court, pas plus. Seulement, je sais que cette Lucie est une espionne, une femme perfide que Monsieur de Frontenac a mise à vos trousses. Tenez ! laissez-moi parler. Ah ! si j’avais pu arriver à temps…

Le gouverneur avait pris, à son insu peut-être, une physionomie inquiète. Il regardait Pinchot et ne l’interrogeait plus ; il attendait que le capitaine s’expliquât.

— Voyez-vous, Excellence, reprit Pinchot, vous avez fait rapport à Monsieur Colbert que Son Excellence de Québec faisait en catimini la traite avec les Sauvages. Eh bien ! Monsieur de Frontenac, pour prendre sa revanche contre vous, veut écrire à Monsieur Colbert que vous faites la même traite.

— Mais non, je ne fais pas cette traite ! protesta Perrot avec énergie.

— Je sais bien que vous la faites pas, répliqua naïvement Pinchot ; mais les canailles qui m’ont mis dans l’état où vous me voyez veulent, elles, prouver ou établir par tous les moyens que vous la faites.

Perrot sourit pour dire aussitôt sur un ton convaincu :

— Ces gens auront bien de la peine, pour établir avec preuves à l’appui cette fausse assertion à mon sujet. Mais bah ! à quoi bon nous inquiéter. Allons ! capitaine, dites-nous maintenant par quelle mésaventure vous avez passé.

Flandrin narra brièvement comment il avait été attiré dans un guet-apens par Lucie et ses deux acolytes et comment il avait été conduit à cette cave boueuse de la maison du sieur Bizard.

Là, on lui avait retiré son bâillon et lui avait donné la liberté de ses mouvements. Ensuite Lucie avait dit :

— Flandrin Pinchot, tu vas demeurer en cette cave jusqu’au jour où tu ne pourras plus nous être nuisible en aucune manière.

Flandrin s’était trouvé seul peu après dans cette cave où les ténèbres étaient épaisses, où la boue gluait les pieds. Çà et là, en marchant, en méditant, grommelant et jurant, Flandrin se heurtait à des barriques fort malheureusement vides. Il cherchait, sans beaucoup d’espoir, un moyen de se tirer de là. Après une bonne heure de réflexion, son imagination demeura impuissante et le moyen ne vint pas. Fatigué et découragé, Flandrin s’assit sur une barrique vide placée contre le mur. Il remarqua que la barrique était ouverte à une extrémité. N’importe ! il se remit à penser… mais à penser lugubrement. Le temps s’écoula ainsi. Un bruit là-haut le tira brusquement de ses rêveries : c’était la panneau de la trappe qui s’ouvrait. Flandrin vit un filet de lumière traverser les ténèbres. Quelqu’un venait… Mais si l’on venait pour l’assassiner ? c’était bien possible ! Flandrin eut une idée : il tourna l’extrémité ouverte de la barrique vers le mur, puis il se glissa tant bien que mal dans la barrique. Là, il se tint coi.

Comme on le sait, c’était Lucie qui venait interroger son prisonnier sur l’identité de l’homme en noir qui, le matin, avait joué au billard avec elle.

Flandrin l’entendit l’appeler. Il l’entendit faire quelques pas sur les bouts de planche posés sur le sol boueux de la cave. Il vit la clarté du candélabre danser sur les murailles obscures. Mais il n’eut garde de souffler mot.

Puis la clarté s’éloigna, la jeune femme remonta en haut. Oui, mais elle oublia de refermer la trappe.

Cinq minutes après, Flandrin se tirait hors de la barrique et découvrait aussitôt une lumière pâle descendant de la trappe et éclairant vaguement l’escalier. Il courut à l’escalier et n’eut aucune peine à comprendre que Lucie avait oublié de laisser retomber le panneau de la trappe.

À ce moment même, la jeune femme recevait dans la salle d’entrée le visiteur attendu, le mendiant Brimbalon.

Flandrin vit donc une issue qui lui offrait la liberté et il en profita. Doucement il grimpa les marches de l’escalier, atteignit le rez-de-chaussée et, là, put entendre la voix de Lucie et celle de son visiteur. Mais il était risqué pour lui de demeurer là à découvert. Si la jeune femme avait, par hasard, affaire de venir en cette pièce ? Flandrin aperçut une haute armoire à deux panneaux. Il regarda dedans et vit qu’elle était vide. Il s’y enferma. Là encore, il pouvait entendre assez distinctement la conversation de Lucie et de Brimbalon. Quand le marché eut été conclu entre le mendiant et la jeune femme, et après le départ du mendiant, Flandrin eut bonne envie de sortir de son armoire, de bondir dans la salle, se jeter sur Lucie et l’étrangler. Il fut hésitant durant plusieurs minutes, puis décida de tenter ce risque pour recouvrer tout à fait sa liberté. Mais une voiture, dont il avait entendu le roulement, s’arrêtait devant la maison. Flandrin se garda bien de bouger. Il prêta plus attentivement l’oreille, et bientôt il entendait la voix de Polyte Savoyard et ce que lui disait Lucie. Flandrin comprit de suite que la jeune femme se rendait chez le gouverneur pour lui revendre les pelleteries qu’elle avait acquises du mendiant. Alors Flandrin se sentit tout bouleversé par la joie : dans un instant, comme il le pensait, il serait hors de cette maison et il courrait chez le gouverneur pour dénoncer Lucie et la faire arrêter comme une espionne aux gages de M. de Frontenac.

Seulement, lorsque Lucie eut quitté la maison, que la berline qui transportait la jeune femme se fut éloignée et que Flandrin, fou de joie, se vit libre et hors de danger, il restait à trouver la maison du gouverneur. Flandrin, tout à fait étranger dans Ville-Marie, ignorait sur quelle rue se trouvait l’habitation de François Perrot. Mais bah ! est-ce que le premier passant croisé sur le chemin ne lui indiquerait pas cette habitation ? Il monta vers la rue Saint-Jacques, sans avoir conscience du désordre et de la saleté