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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

écharpe de soie rouge, laquelle parut troubler Flandrin étrangement. La jeune femme sourit avec ambiguïté tandis qu’elle jetait sur un fauteuil un ample manteau de couleur grise et attachait l’écharpe sous son menton. Puis elle prit le manteau et demanda :

— Voulez-vous, capitaine, me passer ce manteau sur les épaules ?

— Certainement, mademoiselle.

Flandrin prit le manteau. Mais très malhabile et tout troublé encore par la vue de l’écharpe rouge, et, peut-être, plus troublé par la beauté de cette jeune femme et les bons parfums de sa personne, oui, Flandrin posa sur les belles épaules le manteau à l’envers.

La jeune femme se mit à rire.

— Sang-de-bœuf ! jura Pinchot en rougissant, je suis plus maladroit avec ces atours qu’un écolier avec la rapière.

Disons, pour abréger, que l’instant d’après toutes les lumières de la maison étaient éteintes et que Pinchot et sa compagne gagnaient rapidement l’auberge de la Coupe d’Or où l’aubergiste les recevait et les hébergeait comme prince et princesse.

Dix minutes après leur départ et comme ils l’avaient pressenti, le lieutenant de police survenait à la maison de Bizard avec vingt gardes à sa suite. Il fit entourer l’habitation avant de pénétrer à l’intérieur… Là, on devine ce qu’il y trouva.

XVII

OÙ IL EST DÉMONTRÉ QUE LES MENDIANTS PEUVENT QUELQUEFOIS FAIRE UNE BONNE ACTION.


Tandis que se passaient les scènes que nous venons de rapporter, un incident survenait en même temps dans un autre endroit de la ville, et un incident qui ne saurait être sans intérêt, puisqu’il pourra nous éclairer dans la marche des événements qui composent cette histoire.

On se rappelle comment le mendiant Brimbalon, transformé en bourgeois, était venu vendre des pelleteries à la pseudo Mademoiselle de la Pécherolle. Ayant réussi à trafiquer ses pelleteries, Brimbalon n’avait nulle affaire qui le retenait à Ville-Marie. Il était venue de Québec par la voie fluviale avec un batelier qu’il avait pris à ses gages pour ce voyage. Et maintenant que ses affaires étaient faites — et faites à son plus grand avantage — il voulait remettre à la voile sans plus et reprendre le chemin de Québec. Oui, mais il lui fallait auparavant retrouver son batelier qui, nul doute, comme le pensa le mendiant, avait dû s’enivrer royalement dans quelque taverne de la ville.

Brimbalon s’était donc mis en quête du batelier. Il n’aurait certainement pas grand’peine à le retrouver, attendu que la ville était peu étendue. Disons que Ville-Marie, à cette époque, n’était à proprement parler qu’un gros bourg d’une population de pas plus de 650 âmes, hormis la population flottante ordinaire qui ne pouvait dépasser cent ou cent vingt-cinq âmes. La ville s’étendait, de l’Est à l’Ouest, de la rue Saint-Charles à la rue Saint-Pierre, si nous omettons quelques ruelles sans importance et des terrains vagues entre ces rues et les murs de la ville ; et du Nord au Sud, de ce ravin, qui, aujourd’hui, s’appelle la rue Craig, jusqu’au fleuve. Comme on peut le voir, il aurait suffi d’une heure pour faire le tour de cette petite cité, laquelle est devenue aujourd’hui la belle et grande ville de Montréal.

Le père Brimbalon, dans le dessein de retracer son batelier, avait d’abord fouillé les tavernes du bord de l’eau, mais sans succès. Puis il était monté de la rue Saint-Paul à la rue Notre-Dame, et de là à la rue Saint-Jacques. Le batelier était demeuré introuvable. Pourtant, il était un cabaret que le mendiant n’avait pas visité, et peut-être le plus mal famé : nous voulons dire le Coq-en-Pâte. Mais le mendiant ignorait l’existence de ce cabaret, jusqu’au moment où un buveur dans une taverne de la rue Saint-Jacques le mit au fait.

— Ah ! ah ! s’était écrié le mendiant, si vraiment c’est de la ville l’endroit le plus mal famé, je suis sûr de retrouver mon batelier là, car, faut bien le dire, il est joliment mal famé lui aussi !

Il était huit heures du soir. Pour être certain de trouver le Coq-en-Pâte et surtout histoire de se donner un compagnon de route, le mendiant invita le buveur, qui venait de le renseigner, à l’accompagner au Coq-en-Pâte, avec la promesse de lui faire vider autant de carafons qu’il en désirerait. Rare aubaine que l’autre accepta séance tenante. Les deux amis d’occasion s’en furent donc au Coq-en-Pâte.

Mais, enfin, qu’était-ce que ce cabaret (on disait quelquefois auberge) du Coq-en-Pâte ? On doit se rappeler que ce nom bizarre était tombé une fois des lèvres de Zéphyr et Polyte Savoyard, alors qu’ils venaient d’escamoter, pour ainsi dire, la belle voiture de Son Excellence de Ville-Marie. En attendant que fut venue l’heure d’aller chercher « Mlle de la Pécherolle » pour la conduire chez le gouverneur, les deux chenapans avaient décidé d’aller boire un carafon ou deux à la taverne du Coq-en-Pâte.

Ce Coq-en-Pâte était plutôt taverne qu’autre chose, et c’était l’endroit où se rassemblaient de préférence les gueux de la ville et ceux du dehors. Car là on buvait à meilleur marché qu’ailleurs et l’on y pouvait manger plein son ventre pour cinq sols, environ deux sous de notre monnaie. Va sans dire que cette mangeaille n’était pas très très choisie ! Tout de même pour cinq sols on évitait les souffrances de la faim. Autre avantage pour ceux qu’on a convenu d’appeler « les déshérités de la terre » : là, au Coq-en-Pâte, le miséreux ne subissait pas le mépris du citadin à l’aise. En ce temps-là, tout comme en nos jours du vingtième siècle, une hôtellerie quelconque qui eût reçu ou hébergé des pauvres ou de la canaille aurait vu ses beaux clients s’esquiver. Comme de nos jours, il existait au Canada des auberges pour le pauvre monde, de même qu’il y en avait (splendides pour l’époque) pour les riches ou simplement les gens à l’aise. Comme de nos jours et à un degré plus marqué que de nos jours, il y avait frontières entre les classes. Comme de nos jours, « l’habit faisait le moine ». Comme de nos jours, l’argent avait ou pa-