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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

raissait avoir une valeur supérieure à la valeur intellectuelle, et c’est pourquoi un idiot en beaux habits avait préséance sur un « homme d’instruction » en vêtements râpés. Mais bah ! gardons-nous de nous plaindre, c’est là le lot « éternel » de notre humanité !

Si donc le Coq-en-Pâte recrutait sa clientèle parmi la racaille, il ne manquait pas d’y venir d’honnêtes gens. De pauvres artisans, trappeurs et autres y pouvaient boire et manger selon leurs moyens sans avoir à essuyer, comme nous l’avons déjà dit, le dédain des gens en justaucorps de soie ou de velours. Au Coq-en-Pâte on se trouvait chez soi, et c’est tout dire.

Ce cabaret se trouvait situé à l’extrême-est de la rue Notre-Dame et en une sorte de cul-de-sac entre la rue Saint-Pierre et les murs de la cité. Chose curieuse, selon les dires de la chronique du temps, le cabaretier et sa femme étaient de braves gens, pieux et charitables, à qui l’on ne pouvait reprocher d’autre péché que celui de donner asile à une clientèle dépenaillée et, quelquefois, d’une moralité douteuse. Il ne faut pas oublier qu’alors, de même qu’à notre époque moderne, on passait par-dessus bien des choses mal faites et mal sonnantes. Lorsqu’il s’agit d’affaires et surtout quand s’offre un gain quelconque, peu importe le rang ou le moral de ceux avec qui on traite. Un tavernier, comme tout autre commerçant, (l’un valant l’autre moralement) a bien le droit de tirer sa part du soleil et il recrute sa clientèle là où il peut.

Brimbalon et son guide trouvèrent au Coq-en-Pâte une grosse assemblée de buveurs qui, demi-ivres pour la plupart tapageaient avec entrain. Cris, rires, jurons, craquements de tables, chocs de bouteilles… la « symphonie » était remarquable. La taverne n’avait qu’une unique et vaste pièce au rez-de-chaussée. Les clients prenaient place à de longues tables aménagées de bancs de même longueur. Il y avait cinq de ces tables, dont quatre à l’usage de ceux qui avaient soif seulement et une pour ceux-là qui avaient faim. Cette cinquième table voisinait avec le fourneau où le cuisinier de l’établissement confectionnait la mangeaille. À ses moments de loisirs le cuisinier se transformait automatiquement en valet de table. Le tavernier lui-même, quand il y avait presse, servait la clientèle. Il y avait, en outre, deux filles qui faisaient régulièrement la distribution des vins et eaux-de-vie. Restait la femme du propriétaire : celle-ci tenait un petit comptoir près de la porte d’entrée où elle emplissait les tasses, bouteilles et carafes et où elles mélangeait minutieusement les boissons.

L’endroit était plutôt sale que propre, et la salle, de plafond bas et enfumé, très mal éclairée, le soir, par des lampes fumeuses, n’avait rien d’attrayant. Mais la clientèle convenait au lieu, comme le lieu s’adaptait à merveille à ses habitués. Parmi ceux-ci, va sans dire, point de gilets de soie ni de justaucorps de satin, mais des étoffes de mince qualité et de toutes couleurs, des guenilles et des loques. Les têtes elle-mêmes étaient loqueteuses : longs cheveux noirs, bruns, roux, ébouriffés jusqu’à l’inconcevable ; yeux hagards, clignotants, astucieux, louches et louchards ; joues creuses, livides, ridées, faméliques ; nez camards, en forme de poire, aquilins, busqués, longs, courts, carrés, ronds, triangulaires, raboteux, et blêmes, vermillons, verts, jaunes, violets, bleus, cramoisis… On voyait des gueules fendues à l’extrême d’où partaient des éclats de rire formidables qui détonnaient avec fracas. Et le plus souvent ces éclats de rire étaient scandés par des coups de poing sur les tables, des tapements de pieds, des heurts de gobelets. Bref, l’endroit offrait un aspect presque infernal.

Le mendiant et son compagnon prirent place à la troisième table et tout près de la porte. À cette extrémité où s’étaient installés les deux hommes, c’étaient les deux filles d’auberge qui faisaient le service de la clientèle, tandis que le tavernier et son cuisinier servaient l’autre bout. Une jeune fille pâle, l’air fatigué et maladif, s’approcha du mendiant à son appel. Brimbalon commanda de l’eau-de-vie et, mettant une pièce d’or dans la main de la jeune fille pâle, lui demanda :

— Avez-vous vu ici un batelier de Québec ? Je le cherche par toute la ville et ne le trouve point.

La servante sourit niaisement, empocha la pièce d’or et répondit d’une voix éteinte et enrouée :

— Il y a bien des bateliers ici, mais je n’en connais aucun de Québec.

— Où l’animal, alors, aura-t-il bien pu se fourrer ? grommela le mendiant désappointé. C’est bon, ma fille, va nous chercher notre eau-de-vie.

La servante alla au comptoir.

À cet instant un véritable tintamarre éclatait plus loin… l’autre servante, qui de ce côté s’occupait de la clientèle, avait souffleté un buveur, une espèce de jeune canaille qui avait essayé de tâter la jambe de la servante. Le geste de celle-ci était largement applaudi par les buveurs, et toutes espèces de lazzi et de quolibets partaient de vingt bouches à l’adresse du jeune gaillard de si bonne main éconduit.

Brimbalon et son ami avaient tourné les yeux de ce côté. À ce moment une lampe éclairait assez nettement les traits de la servante, et le mendiant la vit et crut avoir déjà vu quelque part cette jeune femme. Il la vit rougeaude, grasse, accorte. Une brunette qui savait rire, mais qui savait également souffleter un malotru.

— Diable ! diable ! murmura le mendiant à l’oreille de son compagnon, est-ce que je ne connais pas cette jeune femme-là ? Mais oui, je l’ai certainement vue et revue quelque part…

Or, curieuse coïncidence, les regards du mendiant et ceux de la servante s’étaient croisés, et, de son côté, la servante s’était dit :

— J’ai pourtant bien connu ce mendiant quelque part…

Ici, il est bon de dire que Brimbalon avait quitté ses beaux habits bourgeois pour reprendre ses loques de mendiant, sa besace et son bâton ferré.

Voyant que la jeune femme avait les yeux tournés de son côté, Brimbalon lui fit signe de venir.

La jeune femme accourut aussitôt. Alors le mendiant leva les bras au ciel et s’écria avec la plus profonde stupéfaction :