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la belle de carillon

te plus autant de vous demander un grand service.

— Parlez, Mademoiselle, je suis prêt à me rendre à vos désirs.

Et la voix du capitaine avait maintenant un accent curieux, méconnaissable. Oh ! c’est que depuis deux minutes il faisait d’inouïs efforts pour empêcher son cœur d’éclater. Quoi ! Isabelle ne venait-elle pas d’avouer qu’elle n’aimait pas d’Altarez ?… Et maintenant, l’âme frissonnante d’angoisse, il attendait de connaître la nature du service qu’Isabelle allait lui demander.

— Capitaine, reprit la jeune fille avec quelque timidité dans l’accent de sa voix, je n’ai pas oublié ce que vous m’avez promis l’autre jour : de compter sur vous si j’avais besoin de vos conseils ou de votre appui ; et vous avez ajouté que je pourrais vous appeler à quelque heure que ce fût. Je suis donc venue ce soir… ou, plutôt, je vous ai dit de venir à moi parce que je veux vous prier de voir votre ami, Monsieur d’Altarez, et de lui confier que je ne l’aime pas et que ce mariage de nous deux est impossible. Moi, voyez-vous, je n’aurais pas le courage de lui dire ces choses… J’ai pensé à vous, Capitaine, et j’ai cru que vous ne refuseriez pas de vous charger de cette mission.

Valmont demeura confondu. Il ne regarda pas Isabelle qui, elle, le regardait en attendant sa réponse. Il ne la regardait pas parce qu’il craignait qu’elle ne surprît dans la lumière de ses yeux le secret de ses pensées. À cette minute le cœur de Valmont se trouvait partagé entre deux sentiments à peu près égaux : la joie, l’amertume. La joie, parce qu’Isabelle n’aimait pas d’Altarez et ne le voulait pas pour époux ; l’amertume, parce que son amitié pour d’Altarez souffrait de la terrible déception qui frapperait le Capitaine des Grenadiers. Et là surgissait pour Valmont une troublante interrogation : si Isabelle n’aimait pas d’Altarez, qui donc était l’heureux élu de son cœur ?… Mais là aussi de sombres idées l’assaillaient, et le pauvre Valmont s’imagina tout à coup qu’il n’était rien pour Isabelle… tout au plus un grand ami qu’on aime à choisir pour confident. Non, assurément, Isabelle ne pouvait avoir jeté son dévolu sur ce fils de paysan, sans nom, sans fortune, un petit capitaine de milices simplement. Et Valmont voulut se faire à cette déception pour s’accoutumer à la souffrance. Oh ! il n’en avait pas fini avec la souffrance… il ne faisait que de commencer à souffrir. Et déjà une autre souffrance se joignait à la première : se faire auprès d’un ami cher un messager de malheur ! Aller dire à d’Altarez qui aimait… qui aimait avec toute la sève brûlante de son jeune cœur : « Mon pauvre ami, Isabelle ne t’aime pas… elle ne veut pas être à toi ! » Non, Valmont ne se sentait pas le courage d’accomplir cette mission. Pourtant, n’avait-il pas donné sa parole à Isabelle de lui venir en aide au moment opportun ? Il le reconnaissait bien. Mais la mission que lui confiait la jeune fille était si difficile… presque impossible. Et puis — ah ! non, Valmont n’était pas meilleur qu’un autre, tout généreux que fut d’ordinaire son caractère — il se sentait froissé, mortifié, dans sa déception de ne pas se savoir l’élu d’Isabelle. Il lui en voulait et s’irritait contre elle, comme si c’eût été sa faute, à cette pauvre enfant, d’avoir fait naître dans le cœur de Valmont un amour illusoire, Et alors, par revanche, par malice, par cruauté, et que savait-il ? il était tenté de lui refuser le service demandé. Quoi ! était-il sensé qu’il souffrit seul ? Ne serait-il pas bon de faire souffrir un peu cette jeune fille qui, savait-on ? pouvait bien être une de ces terribles coquettes dont le plus piquant plaisir est de martyriser le cœur de leurs soupirants. Qui assurait à Valmont que cette petite fille de seize ans, seulement, voyez-vous ça ?… n’eût pas délibérément, par caprice, par fantaisie, sinon par méchanceté — car la femme est souvent méchante avec un cœur d’homme — simulé quelque amour pour d’Altarez ? Combien de femmes se sont plu à enflammer des cœurs, pour les laisser se consumer ensuite et souffler avec dédain et mépris sur leurs cendres ? Valmont croyait que de telles femmes existaient ; aussi était-il porté, dans son irritation, à placer Isabelle dans la même catégorie. Mais pourtant… elle avait l’air si chagrin, elle paraissait si sincère… Et puis, est-ce qu’une enfant de seize ans peut être comédienne à ce point, avec cette assurance, cette maîtrise ? Il est vrai que, en dépit de son jeune âge, Isabelle était une fille précoce, mûrie plus tôt que la plupart des jeunes filles ; souvent on lui découvrait des airs de femme