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la belle de carillon

taille imminente entre notre armée et celle des Anglais, j’ai voulu avoir avec vous une explication.

— Je vous écoute, d’Altarez, répondit Valmont avec la même politesse froide.

Le sourire de d’Altarez, contraint l’instant d’avant, se fit amer.

— Ah ! fit-il avec une sorte de sourd ricanement, je vois bien qu’entre vous et moi il y a quelque chose de brisé.

— De brisé irrémédiablement… compléta Valmont.

— Et je suis l’unique auteur de ce malheur ! soupira d’Altarez comme avec regret.

— C’est vrai, approuva Valmont.

Il y eut une pause. D’Altarez, yeux baissés sur le sol, avait l’air gêné ; on l’aurait pris pour un enfant en faute qui redoute de se voir grondé par son père. Grave, impassible, et ses yeux bruns très clairs fixés sur d’Altarez, Valmont ressemblait à un juge… un juge qui va prononcer une lourde sentence contre l’accusé à la barre. Et l’on aurait dit que d’Altarez subissait cette impression d’être l’accusé devant son juge. Accusé qui savait toutes les charges accumulées sur sa tête, d’Altarez, au reste, plaidait coupable ; il avait compris qu’il ne pouvait échapper au jugement qui l’attendait. Il rompit le silence en s’accusant encore :

— Oui, je reconnais que c’est ma seule faute qui est due à une simple mésentente entre nous, le savez-vous, Valmont ?

— Je sais que vous m’avez mortellement outragé de vos soupçons insensés.

— Je ne savais pas ce que je faisais.

— Vous auriez dû le savoir. On n’accuse pas qu’on n’ait de preuves à l’appui. Un homme digne de soi-même, un homme d’honneur, un homme conscient de sa valeur intellectuelle et morale ne profère jamais une accusation… que dis-je ! cet homme n’admet jamais, même en ses plus secrets replis, une accusation contre autrui qu’il ne soit assuré que telle accusation est fondée sur des évidences. Que dis-je encore ! Un homme véritablement homme rejette tout soupçon injurieux à l’amitié, tout soupçon outrageant au malheur de son prochain, tout soupçon qui naît chez lui d’apparences fallacieuses. Il ne peut concevoir un soupçon contre l’amitié que si les apparences ont été appuyées par des gestes ou des paroles, mais des gestes vus, des paroles entendues, de sorte qu’il ne saurait les méconnaître sans se mentir à soi-même. Dites moi, d’Altarez, si dans ma conduite à votre égard il y eut de telles apparences…

— Oui, Valmont, et ce sont ces apparences…

— Arrêtez… je n’ai pas parlé d’apparences trompeuses. Je dis plus : vous, d’Altarez, qui connaissiez ma profonde amitié pour vous, vous ne pouviez pas découvrir d’apparences… c’était impossible. Car il est de ces amitiés — et ainsi était la mienne — qui sont forgées de confiance absolue et que rien ne saurait anéantir, hormis l’affront. Et bien ! d’Altarez, j’ai reçu cet affront, je le porte dans mon cœur, et je me demande si aujourd’hui ou demain dans la bataille la mort survenant, pourra l’effacer !

— Quoi ! Valmont, s’écria d’Altarez avec une sorte d’étonnement douloureux, est-il possible que vous me gardiez une telle rancune ?

— Je n’ai pas parlé de rancune, Monsieur. Gardez-vous de donner à mes paroles un sens autre que celui dont je les revêts. Je vous dis que je porte en moi la blessure d’un outrage sans nom !

— Les blessures se cicatrisent, Valmont, les outrages s’oublient !

— C’est possible, d’Altarez. Pourtant, si vous pouviez sonder la profonde déchirure…

— Valmont, Valmont, interrompit d’Altarez avec désespoir, ne me faites pas sentir davantage le poids déjà écrasant de ma faute. Je vous en conjure. Tenez ! vous avez parlé de bataille aujourd’hui ou demain… oui, demain, à coup sûr, nous nous battrons contre les Anglais et pour la millième fois nous ferons face à la mort ; nous chargerons l’ennemi, mais non comme avant, avec un cœur léger et joyeux, nous marcherons au combat avec un ulcère au cœur. Mourir ainsi… ah ! non ! Car je veux mourir, Valmont, mais non en laissant des haines derrière moi, mais non en emportant avec moi l’inimitié et le mépris de ceux que j’aurai aimés dans le cours de ma vie. Il est vrai que j’ai fait naître ce mépris, il est possible que je le mérite, mais je n’ai rien fait intentionnellement. Je vous l’ai dit, je ne savais pas ce que je faisais. Ah ! si vous saviez,