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la belle de carillon

Valmont… oui, si vous saviez comme un cœur épris d’amour est jaloux de cet amour ! Si vous saviez toutes les inquiétudes, les angoisses, les doutes qui tourmentent ce cœur ! L’homme qui est ainsi assiégé n’est plus maître de ses facultés. Les réalités de la vie lui échappent. Il est enlacé dans les filets d’un rêve gigantesque qui l’éblouit et l’aveugle. Plus le rêve est insensé, plus cet homme est grisé de folie extravagante, une folie animale, féroce, qui annihile tout sentiment humain, accapare l’intelligence, brûle votre cœur et tue momentanément chez vous toutes les vertus. L’homme pris de ce mal bizarre devient une brute sans le savoir ; et si le rêve s’évanouit et, d’un immense rayonnement, jette l’homme dans un abîme de noirceur, la brute, en laquelle il s’est transformé, devient sanguinaire, la déception atroce en fait un monstre impitoyable, le désespoir en fait un démon. Ah ! Valmont, vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir aimé et d’aimer encore sans espoir ! Ah ! non, vous ne connaissez pas cela, vous ; vous n’avez pas senti cette souffrance de damné, et c’est pourquoi vous ne pouvez voir ni sentir ce que j’ai souffert… ce que je souffre !

La voix de d’Altarez, à cette réminiscence de l’amour déçu, détruit à tout jamais, s’acheva dans un sanglot.

Ce sanglot parut émouvoir Valmont, et sur ses traits jusque-là rigides on aurait pu lire une expression d’attendrissement et de pitié. Mais ce ne fut qu’une ombre fugitive. Il secoua brusquement la tête et demanda d’une voix basse, frémissante :

— D’Altarez, comment pouvez-vous vous dire que je n’ai pas souffert ce que vous souffrez ? Qui vous autorise à me dénier un mérite que je peux avoir autant que vous, s’il est vrai que la souffrance en certaines circonstances et chez certains hommes soit un mérite ? Oui, moi aussi, d’Altarez, j’ai souffert ! Moi aussi je souffre…

— Vous, Valmont !… s’écria d’Altarez avec surprise et en levant ses yeux mornes sur son ami.

— Vous vous étonnez ?… Vous allez voir. Un jour, il n’y a pas longtemps, je croisai sur ma route une jeune fille, belle, séduisante et bonne. Les effluves de ses yeux profonds pénétrèrent jusqu’aux plus intimes replis de mon âme. Elle m’était apparue si belle que j’avais cru voir un ange descendu du Ciel. Cet ange prit à l’instant tout mon cœur, toute mon âme, toute ma vie. Jusqu’à ce jour mon cœur avait été calme et serein, jamais rien ne l’avait troublé : cet ange y jeta le désarroi, la souffrance, le désespoir ! Pourquoi ? Parce que je savais que cette jeune et belle enfant était aimée et par un autre peut-être plus digne que moi. Et cet autre était mon ami. Aimer cette jeune fille aurait été lâcheté de ma part, c’eût été trahir l’amitié. Je ne me sentais pas capable de lâcheté ni de trahison, mais je me savais homme capable de souffrir en silence. Je serrai donc mon cœur, je l’étreignis, je l’étouffai pour essayer de détruire l’image qui l’inondait de ses rayons. Ma souffrance fut si insupportable que je pensai en mourir… Oh ! oui, d’Altarez, une souffrance qui égale bien la vôtre croyez-le !

— Cette jeune fille ne vous aimait pas ? interrogea d’Altarez, ému et inquiet.

— Non.

— Elle aimait l’autre… ?

— Non plus. Je le lui demandai, et elle me répondit qu’elle n’aimait pas mon ami parce que son cœur était pris déjà. Elle en aimait un autre. Qui ? Je ne sais pas. Je ne voulus pas savoir. J’étais assez malheureux comme j’étais…

— Et votre ami aimait cette jeune fille qui ne le payait pas de retour ? Que fit donc votre ami ?

— Vous le savez bien. Monsieur, puisque cette jeune fille s’appelle… Isabelle !

— Isabelle !… répéta en écho d’Altarez, comme s’il eût eu peur de comprendre, ou comme si ce nom, soudain jeté, eût éveillé en lui de lointains souvenirs.

— Oui… celle qu’on surnomme « La Belle de Carillon » !

Alors d’Altarez jeta une exclamation, de douleur ou de joie, on n’aurait su dire, et il se précipita vers le capitaine canadien, criant :

— Valmont ! Valmont ! mon ami, mon meilleur ami… je te demande pardon…

Mais à l’instant même la voix d’un homme derrière Valmont, un homme qui paraissait se trouver encore à distance cria :

— Gare à vous, Capitaine, on tire !…

Valmont fit aussitôt un saut en arrière, comme pour fuir d’Altarez qui accourait à lui… Et à l’instant même vingt coups de feu éclataient derrière le rideau de