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LA BESACE D’AMOUR

qu’il en coûtât… il passerait sur le corps de cinq cents gardes… il escaladerait des murailles hautes comme le Cap Diamant lui-même !

Flambard descendit de cheval, l’attacha à un poteau de pierre s’approcha d’un pas assuré de la grande porte cochère et fit travailler rudement le marteau d’appel.

À ce signal, une planchette glissa derrière l’œil-de-bœuf d’une porte bâtarde, et dans cet œil-de-bœuf apparut un œil de dogue.

— Que voulez-vous ? demanda une voix malveillante.

— Entrer ! répondit Flambard seulement.

— On n’entre pas !

— Non ? sourit Flambard placidement.

— Les sauvages ne sont jamais admis !

— Je crois bien, puisqu’ils y sont ! riposta Flambard sans se fâcher.

La planchette glissa brusquement, et Flambard se vit seul comme l’instant d’avant.

Il promena autour de lui un regard circulaire, comme s’il eût cherché un objet quelconque pour enfoncer la porte ; mais c’était plutôt pour voir s’il ne surviendrait pas quelque garde pour le prendre par traîtrise. Il remarqua que les abords du Château étaient tout à fait déserts. Il examina le mur d’enceinte : quatre mètres de hauteur… C’était trop haut ! Et Flambard, tout en réfléchissant, se mit à examiner le château, ses terrasses, ses tourelles au sommet desquelles flottait le drapeau du roi de France. Dans cette maison quasi royale tout semblait tranquille et l’on eût pensé que le Château était désert. Mais Flambard savait que, après le départ du marquis de Montcalm et de ses officiers-gentilshommes, il restait là l’intendant, quelques fonctionnaires et la valetaille, et c’est pourquoi, sachant cela, il voulait entrer, puisque c’était à son avis le meilleur moment. Mais il comprit aussi qu’il n’y avait qu’un chemin pour arriver à ce Château : la porte énorme et massive qui se dressait devant lui et derrière laquelle pouvaient se tenir en surveillance et en garde une centaine de sentinelles et cerbères peu faciles d’approche.

Alors, tout aussi flegmatiquement que la première fois, Flambard saisit le marteau et l’agita violemment et longuement.

Deux minutes s’écoulèrent.

La planchette glissa doucement cette fois, et dans l’œil-de-bœuf un œil de porc examina curieusement le fâcheux.

Puis une voix rogue, celle probablement de l’œil de porc, dit :

— On vous a dit qu’il n’y a pas d’admission, l’ami ; pourquoi vous entêter à nous déranger ?

— Et moi je dis, répliqua froidement Flambard en prenant un air digne, que si je ne suis pas admis, monsieur le Marquis de Vaudreuil saura bien te couper les oreilles à toi et à tes acolytes de satan !

— Ah ! diable ! fit l’homme de l’autre côté de la porte avec surprise, vous avez prononcé le nom de monsieur le marquis ?

— Et je le reprononce… c’est-à-dire non… j’ai coutume de ne parler qu’une fois ! Donc, mon gaillard, pour peu que tu tiennes à tes oreilles, va dire à monsieur l’intendant, baron de Loisel, que je désire l’entretenir séance tenante d’une communication importante de monsieur le gouverneur ! Et si tu n’obéis sur-le-champ, je te condamne, une fois tes oreilles proprement coupées et jetées aux chiens, à parcourir, avec un rocher à dos, les soixante lieues que je viens de fournir d’une seule traite Comm… prenn… nez ?

Le ton de Flambard, son attitude sévère et quelque peu menaçante, ses vêtements gris de poussière, le « mouron » qu’on pouvait voir attaché au poteau de pierre et tout poussiéreux aussi, tout cela parut faire impression sur le gardien de la porte qui, cette fois, répondit sur un ton plus poli :

— Si vous voulez attendre un moment, je vais dépêcher un huissier auprès de monsieur l’intendant.

— C’est bien, fais et vite ! ordonna sèchement Flambard.

La planchette glissa encore.

Flambard attendit cinq minutes.

Pour la troisième fois la planchette fut poussée, et dans l’œil-de-bœuf se posa un œil de proie.

— Votre nom ? interrogea rudement une voix peu commode.

— Au nom du Marquis de Vaudreuil, riposta Flambard, et que cette farce achève !

C’était péremptoire…

L’œil de proie disparut, oubliant ou négligeant de tirer la planchette ; et alors par l’œil-de-bœuf Flambard plongea son œil de lynx, et il aperçut une demi-douzaine de gardes qui s’entretenaient à voix basse.

Puis l’un d’eux dit assez haut pour être entendu de notre ami :

— Bah ! on verra bien… ouvre !

Cet ordre était donné à un portier.

La porte bâtarde fut ouverte, Flambard entra, la porte fut refermée, et six gardes, la main sur la poignée de leurs épées, regardèrent l’inconnu en le dévisageant.

Mais tous parurent se rassurer : l’homme était sans arme.

Flambard également était très rassuré, ou plutôt il était assuré maintenant de pénétrer dans le Château ; car du moment qu’il avait un pied dans la place, il ne serait pas long qu’il y aurait les deux pieds.

Et, comme il était pressé et pas mal indigné qu’on l’eût fait attendre si longtemps, il commanda au portier sur un ton qui n’admettait pas de réplique :

— Conduis-moi !

Il indiquait l’entrée principale du Château, dont la grande porte demeurait béante et laissait voir à demi un vaste vestibule où se pavanaient des huissiers en habit noir.

Du regard le portier consulta les gardes, ceux-ci s’écartèrent en signe d’assentiment, et le portier, prenant les devants, dit à Flambard :

— Venez !

L’instant d’après Flambard était dans le vestibule garni de banquettes. Là, une demi-douzaine d’huissiers l’entourèrent et le regardèrent avec un air amusé et ironique qui devenait outrageant pour la dignité que déployait Flambard en cette circonstance. Mais si les gardes, gardiens, portiers, concierges… bref, toute cette engeance qui fait œuvre de se tenir devant ou derrière les portes… étaient assez faciles à intimider, il n’en était pas de même de cette autre engeance, les huissiers. Ceux-là, c’étaient des êtres à part, des êtres sur qui pesaient de lourdes responsabilités, des êtres qui après les valets de chambre et les maîtres