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LA BESACE D’AMOUR

Ferrière. Il conservait ses mêmes formes, mais ses couleurs avaient changé. Le tableau qu’avaient admiré Mlle de Maubertin et sa tante possédait un fond de couleurs sombres ; aujourd’hui le fond était de couleurs claires. Les toisons des bois avaient pris un ton doré, les collines étaient jaunâtres, l’herbe des prés se roussissait, les champs étalaient leur chaume d’or au travers desquels, cependant, le laboureur traçait le sillon d’automne. Le ciel était plus bleu, la brise plus fraîche, les parfums de la terre moins pénétrants, et, à l’arrière plan, les monts lointains plus sombres. Mais l’ensemble n’en était pas moins beau et saisissant. Et Flambard, d’habitude peu enclin aux émotions, oui Flambard, silencieux, regardait ce pays d’un œil attendri presque, et il aspirait avec volupté l’atmosphère tiède et odorante qui l’environnait. Parfois, lorsque son œil rêveur s’élevait vers le grand ciel bleu, un soupir profond se dégageait, longuement de sa poitrine Quoi ! est-ce que Flambard à présent devenait sentimental ? Éprouvait-il quelque regret ? Revoyait-il par l’imagination et le souvenir quelque beau pays qui ressemblât à celui par lequel il chevauchait ? Ou ce ciel lui rappelait-il un ciel cher ? Peut-être… Oui, peut-être Flambard se voyait-il revivre sous le ciel de France ! Car il l’aimait sa France… il l’aimait, bien qu’il eût passé une partie de sa vie à parcourir le monde ! Oui, mais l’image de la France le suivait partout. ! Aussi revenait-il souvent, aussi souvent qu’il était possible, fouler joyeusement ce cher sol qui lui avait donné la vie !…

À quelques pas en arrière de lui venait Jean Vaucourt, silencieux aussi, pensif, méditant.

Une heure s’était écoulée environ depuis leur sortie de Québec, que Flambard arrêta brusquement son cheval et fit entendre cette exclamation de surprise :

— Ho ! ho ! que veut dire cela ?

Il regardait devant lui, immobile et stupéfait.

— Eh bien ? que voyez-vous interrogea Jean Vaucourt en venant se ranger à côté de son compagnon.

Il remarqua que Flambard pâlissait rapidement ; et lui, levant une main tremblante, dit d’une voix qui tremblait davantage :

— Regardez devant vous… voyez-vous cet enclos là-bas, avec ses arbres à feuillée rousse, et derrière ce petit champ et sa moisson qui n’a pas été faite ?

— Oui, je vois, répondit Jean Vaucourt.

— Y voyez-vous une habitation ?

— Aucune.

— Eh bien ! moi non plus je n’en vois aucune. Et cependant là, avant notre départ pour la frontière, s’élevait une jolie maisonnette, là s’élevait un hangar, là s’élevait une étable… et à présent, plus rien !

Jean Vaucourt regardait son compagnon avec une surprise mêlée d’inquiétude.

Et Flambard continua, la voix plus tremblante, la gorge serrée comme par l’appréhension d’un malheur :

— Oh ! je me rappelle bien surtout la petite maison, blanche avec ses volets bleus, qui dressait au-dessus des bosquets qui l’environnaient et que je revois toujours ses deux petits pignons rouges… C’était charmant… Mais je ne vois plus rien…

Il se tut.

— Est-ce là que vivait… voulut demander le jeune capitaine.

— Là, oui, répondit Flambard avec un accent lugubre, c’est là que vivait monsieur le comte de Maubertin avec sa fille et sa sœur Mme de Ferrière.

— Alors un malheur….

— Ou un accident tout au moins… interrompit Flambard.

— Il faudrait donc penser qu’un incendie a détruit l’habitation ?

— Oui, un incendie… À moins ajouta Flambard en regardant cette fois le capitaine, que nous ne fassions un rêve, ou que nos yeux ne sauraient plus voir !

— Approchons, émit Jean Vaucourt, et sachons à quoi nous en tenir.

— Soit.

Flambard donna de l’éperon à sa monture qui bondit sur la route.

L’instant d’après les deux amis mettaient pied à terre devant l’enclos. À travers les arbres et vers le milieu de l’enclos ils pouvaient apercevoir un premier amas de débris informes et de cendres. Un peu plus loin, des cendres encore…

Ils attachèrent leurs chevaux à des arbres du voisinage et pénétrèrent dans l’enclos.

— Voilà, dit Flambard, ce qui reste de la maison que j’ai connue !

Les deux amis s’étaient arrêtés devant le premier amas de pierres et de cendres.

Jean Vaucourt se pencha vivement, étendit la main vers un point et prononça :

— Que vois-je là… regardez donc, Flambard !

Celui-ci tressaillit violemment, sauta dans les cendres froides et marcha vers ce qui lui paraissait comme deux formes humaines recouvertes de cendres.

En effet il s’arrêta devant deux cadavres à demi calcinés, placés l’un près de l’autre et qu’il était impossible de reconnaître.

Les deux hommes, aussi blancs que les cendres sous leurs pieds, demeuraient muets d’horreur et comme pétrifiés.

Au bout d’un moment Jean Vaucourt demanda :

— Reconnaissez-vous ces deux cadavres ?

— Non, dit Flambard ; mais je suis en train de réfléchir. Cette maison, ajouta-t-il, était habitée par quatre personnes : le comte, sa fille, Mme de Ferrière et leur domestique Anthyme. Si j’en juge par la taille de ces deux cadavres, celui-ci est le cadavre d’une femme et je croirais que c’est celui de Mme de Ferrière. Quant au second, comme vous le voyez vous-même, c’est celui d’un homme, et sa stature me fait penser à Anthyme.

— Et nous ne voyons pas d’autres cadavres ici… fit Jean Vaucourt en promenant ses regards autour de lui.

— Non. Et malgré le chagrin que j’éprouve en face de cette trouvaille horrible, je sens une lueur d’espoir me réjouir : car je commence à croire que le comte et sa fille ont échappé à l’incendie !

Que sont-ils devenus, alors ? demanda Jean Vaucourt.

Flambard hocha dubitativement la tête.

— Vous posez une question à laquelle il est impossible de donner une réponse juste. Si le comte et sa fille n’ont pas échappé, il faudrait penser que leurs corps ont été réduits en poussière.