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LA BESACE D’AMOUR

que. Puis elle parut chanceler comme si elle eût été prise soudain d’une sorte de vertige d’horreur.

Le baron, sans cesser de ricaner, ajoutait :

— Non, tu n’as pas de cœur, parce que tu refuses de te venger de ceux-là qui sont la cause de ta déchéance, de ceux-là qui feront la barrière infranchissable entre toi et le vicomte de Loys, de ceux-là qui, demain… non, pas plus tard que demain, te verront palpiter sur le pavé, rugir ta honte, frapper contre la pierre et le meurtrir ce beau front fait pour le diadème d’une reine ! C’est pourquoi Marguerite, je ne te mettrai pas en possession de mes titres de noblesse… bonsoir ! Je me vengerai quand même… sans ton concours, sans ton appui, sans ton aide ! Je me vengerai… et, quand même, toi tu deviendras un objet de dégoût et de mépris ! Bonsoir !

Le baron fit mine de se retirer.

Marguerite bondit de nouveau jusqu’à son père, le saisit par les bras, serra avec frénésie et rugit, haletante :

— Écoutez !… mais vous êtes tout de même un monstre… oui, un monstre… Mais n’importe !… vous aurez le comte…

— Ah ! ah ! fit le baron avec un nouveau triomphe.

— Mais le comte seulement… pas davantage !

— Non… Le baron tendit de nouveau le poignard.

— Prends cette arme, reprit-il froidement.

— Non !

— Tu te rebelles encore ? Prends, te dis-je !

La jeune fille frappa son front avec rage, râla suffoqua, puis, brusquement elle saisit l’arme et cria :

— Soit… ce sera pour me tuer !

— Non, tu ne te tueras pas, Marguerite ! Tu ne te tueras pas, parce que, une fois que je serai parti, quand j’aurai quitté cette maison, tu vas réfléchir, tu vas devenir raisonnable et cette arme, ce n’est pas en ton propre sein que tu renfonceras, mais là où je t’ai dit !

La jeune fille venait de glisser le poignard dans son corsage. Mais elle était terrible à voir : sa beauté était tragique à ce moment, elle ressemblait à une divinité outragée, et l’on eût dit que la colère, la haine, la rage en avaient faite une déesse de la vengeance !

— Ainsi, puisque c’est convenu, quand pourrai-je m’emparer du comte de Maubertin ? demanda le baron.

— Demain soir ? répondit la jeune fille en un souffle indistinct presque.

— Certain ?

— Je ne me dédis jamais !

— C’est bien… bonne nuit, Marguerite ! Demain soir tu signeras à ton contrat de mariage, et dans quinze jours… n’est-ce pas ainsi ?

La jeune fille soupira difficilement, puis des larmes abondantes s’échappèrent de ses paupières. Elle courut se jeter à plat ventre sur le sofa pour continuer d’y gémir et pleurer.

Le baron la contempla quelques secondes. Puis il hocha la tête, reprit sur la table son tricorne, sortit de la pièce et disparut.

Or, Jean Vaucourt avait assisté à toute cette scène sans qu’il eût pu en comprendre le sens. Mais il avait compris que quelque chose de terrible s’était passé entre le père et la fille, il avait aussi compris, aux révoltes de la jeune fille, à ses gestes désespérés, à ses colères, à ses rages, que le baron était une sorte de monstre humain, un tyran, un bourreau qui martyrisait cette enfant ! Et cette enfant, faible, demeurait là sans protecteur ! Elle était prise entre les serres d’un oiseau de proie, elle se débattait vainement, elle pourrait succomber ! Jean Vaucourt frémit… il frémit de colère contre l’homme barbare qui, lui semblait-il, venait de commettre un forfait sans nom ! Un aventurier sans foi ni loi qui, peut-être, venait d’ourdire une trame horrible à laquelle il avait associé, de force, une pauvre fille ! Car le poignard, que Jean Vaucourt avait bien reconnu, avait passé de la main du baron dans celle de Marguerite, et cela était toute la révélation de la trame ourdie ! Mais cela ne serait pas ! Si un crime venait d’être préparé, ce crime, ne s’accomplirait pas ! Non, Jean Vaucourt l’empêcherait !… Aussi, lorsqu’il vit le baron quitter le réfectoire pour s’en aller, le jeune capitaine s’élança vers le porche de la maison pour se trouver sur le passage du baron.

Jean Vaucourt arriva juste au moment où le baron franchissait le seuil de la porte et mettait les pieds sur le porche. Une seconde les deux hommes se virent face à face. Mais cela ne dura qu’une seconde… Soudain, Jean Vaucourt, chancela, porta une main à sa poitrine, se renversa en arrière, gémit, et s’écroula en bas des trois marches de pierre qui montaient au porche et demeura inanimé sur le sable blanc de l’allée.

Le baron était demeuré une seconde si surpris, si étonné, qu’il parut se demander s’il n’était pas l’objet d’un cauchemar !

Il s’élança le moment d’après vers le jeune homme, se pencha, le reconnut, et…

Mais alors de l’intérieur de la maison des appels retentirent, un bruit de portes ouvertes et refermées violemment retentit… Le baron eut peur. Il s’élança dans le parterre et gagna l’arrière de l’enclos qu’un haut mur de pierre fermait le long d’une ruelle. Et, là, dans l’obscurité, le baron demeura caché, guettant et surveillant ce qui allait se passer.

La chute de Jean Vaucourt avait été entendue par Marguerite. Ne sachant au juste ce qui se passait, prise de peur, elle avait appelé ses deux filles de service qui étaient venues de suite à son appel d’une pièce à l’arrière de la maison.

— Vite ! cria la jeune fille avec exaltation, prenez ce candélabre et courez voir ce qui se passe dans le parterre. Vite ! vite !

Mais les deux jeunes filles, épouvantées par l’expression d’angoisse et de peur de leur maîtresse, ne bougèrent pas.

Marguerite rugit, courut à la table, saisit le candélabre et s’élançant vers le vestibule cria :

— Venez suivez-moi !

Tremblantes, les deux servantes obéirent.

Marguerite, d’un pas saccadé, traversa le vestibule dans sa longueur, vit la porte de sortie à demi ouverte, et s’arrêta indécise. Elle écouta. Le silence régnait partout. Enhardie, elle continua sa marche en avant jusqu’à la porte qu’elle ouvrit tout à fait, mais lentement et prudemment. Elle éleva ensuite son candélabre au-dessus de sa tête et laissa flotter la lueur des bougies qui vacillaient sur le parterre en avant d’elle. Alors elle aperçut la forme d’un être humain écrasé dans l’allée.

Quoi ! était-ce son père qui était tombé là ?…