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LA BESACE D’AMOUR

lente capture. Et maintenant que j’ai la fille, je saurai bien attraper le père. J’ai là un appât infaillible pour attirer le comte de Maubertin dans mes filets.

Il se mit à ricaner doucement.

— Mais comment, reprit-il, vais-je m’y prendre pour faire sortir le comte de chez Cadet ?

Un moment il demeura songeur pour continuer peu après ainsi :

— Je m’imagine bien que le comte est gardé à vue jour et nuit, qu’il est là plus prisonnier qu’il ne le serait entre les murs d’une bastille. Car Bigot et Cadet ne sont pas chiens à lâcher un os tant qu’il y reste un quelque chose à gruger. Mais le comte, ce n’est pas pour simplement le gruger qu’ils le gardent si bien, c’est pour le dévorer tout à fait à eux d’eux. Et moi, n’aurai-je pas ma part ? Allons donc, par Notre-Dame ! Maubertin me doit quelque chose, et j’y tiens ! Mais comment le faire sortir ?…

Le baron avala une gorgée de vin aigrelet, grimaça sans le savoir et poursuivit le cours de sa pensée :

— Demain soir, c’est grande fête chez Cadet, on mangera à s’étouffer, on tourbillonnera à s’étourdir, on boira, on se soûlera ! Les têtes ne tiendront plus sur les épaules, les yeux seront aveuglés, et l’occasion serait excellente pour s’introduire dans la place sans éveiller l’attention. J’y sais certains domestiques avec qui je saurai fort bien m’entendre moyennant quelques écus d’or. Ma foi, c’est dit : demain, je tiendrai Maubertin !

Et le baron, comme s’il eût été très assuré de tenir sa vengeance, sourit avec triomphe.

Il venait d’achever son repas. Il appela le restaurateur, paya et sortit.

Il se dirigea vers cette ruelle en laquelle domiciliait la mère Rodioux.

Quand il entra, il fut très étonné de voir la vieille mendiante étendue sur un grabat où elle gémissait.

Puis il remarqua que la vieille était seule… que la fille du comte n’était plus là ! Puis encore, il découvrit le trou dans la cloison brisée. Il devint affreusement pâle, un souffle de colère terrible le fit chanceler, il proféra un blasphème et cria :

— Holà ! la vieille, qu’as-tu fait de la fille du comte ?

La mère Rodioux, qui n’avait pas entendu le baron entrer, fit un saut sur son grabat, se dressa et se mit à considérer son visiteur d’un œil stupide.

— Eh bien ! fit la vieille d’une voix éraillée, dites-moi donc d’où vous venez !

— D’où je viens ? Pardieu ! vous devez le savoir. Mais à présent je viens pour m’assurer que vous avez obéi à mes instructions.

— Est-ce ma faute, si…

La vieille se mit à larmoyer.

— Et, continua le baron en essayant de réprimer sa colère, après une heure d’absence, je trouve la cage défoncée et l’oiseau envolé.

— Alors, répliqua la vieille en pleurnichant, vous devez bien voir, monsieur le baron, qu’il est survenu quelque chose que je n’ai pu prévoir et vous non plus !

Le baron tremblait de tous ses membres sous la colère qui grandissait, et dardait sur la mendiante un regard soupçonneux.

La vieille lui narra la chose ainsi :

— J’avais fait asseoir la demoiselle là, sur ce grabat. Elle ne voulait pas se coucher et se plaignait qu’on l’avait trompée. J’ai voulu lui faire accroire que vous étiez allé chercher son père. Elle s’est mise à bouder. Moi, j’avais ma besogne à faire. Et le temps passait. Puis, le père Croquelin, qui habite là et qui a sa porte sur la ruelle en arrière, s’est mis à jouer de la viole. J’ai entendu en même temps les accords d’un rebec, et j’ai pensé que le père Croquelin avait rencontré un copain et l’avait emmené chez lui pour jouer du rebec. Mais tout à coup j’entends ce cri poussé par la demoiselle :

— Flambard !

— Flambard ! répéta le baron en blêmissant.

— Eh bien ! oui, ce gueux de Flambard était là… c’est lui qui jouait du rebec. Et je n’ai pas même le temps de pousser un cri, que, pan ! la cloison vole en miettes et voilà ce Flambard qui paraît avec le père Croquelin. Vous comprenez qu’il a de suite aperçu la demoiselle ? Alors, ça n’a pas été long : allons-nous-en, j’t’emmène ! Le père Croquelin est parti à la recherche d’une calèche, et en route pour le Château Saint-Louis !

— Pour le Château Saint-Louis !… Le baron demeurait abasourdi.

— Alors, qu’est-ce que je pouvais faire, je vous le demande ?

Le baron, plus furieux que jamais, se mit à marcher rageusement par le taudis tout en grommelant ceci :

— Quoi ! Lucifer serait-il ligué contre moi ? Ah ! ce sacré chien de Flambard… j’aurais bien dû essayer de me défaire de lui en premier lieu ! Décidément, je suis joué de tous côtés ! Vais-je devenir imbécile ? Ho ! je ne peux pas manquer ainsi ma vengeance ! Par Notre-Dame ! Maubertin rirait trop ! Par la gueule du loup ! je deviendrais la risée de tout le monde ! Par la peste !… par la mort !… par le sang et l’eau !… par les entrailles des saints Martyrs !… par la mamelle de ma mère ! … par…

Ne trouvant plus de jurons appropriés, le baron saisit un escabeau et le lança à toute force contre la cloison déjà brisée.

— Ah ! ça, s’écria la mère Rodioux avec indignation, avez-vous envie de défaire le reste de ma maison ? N’est-ce pas assez que ce gueux de Flambard m’ait fracassé ces planches ?

— Ferme la boîte de ta peste ! clama le baron hors de lui. Car je commence à penser que tu t’es faite la complice de ce Flambard que les mille satans du diable de l’enfer flambent pieds, corps et tête ! Que n’as-tu pris un tisonnier ! Que n’as-tu défoncé la tête de cet iroquois maudit, après qu’il eut défoncé ta cloison ! Voyons, parle !

— Eh !… baron de contrebande, clama la vieille à son tour prise d’une rage affreuse, la bouche grimaçante, l’œil en sang, tu ne vas pas m’abreuver d’injures dans ma maison, j’espère ! Va-t’en ! va-t’en au diable !

— Vieille tête de serpent ! répliqua le baron, je t’ai payé cent belles livres pour ne rien faire, et c’est ainsi que tu me traites ?

— Tes cent livres, baron d’égoût, tu ne les reverras pas de sitôt, et je trouve que tu me le fais, là, joliment gagner !

— Vieille peau de grenouille ! tu me les recracheras, ou je t’étoufferai !