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LA BESACE D’AMOUR

— Viens, baron de botte ! viens m’étouffer ! Tiens ! le voilà le tisonnier… approche !

Fort agile pour son âge, la vieille femme avait fait un saut vers le foyer, avait ramassé le tisonnier — superbe barre de fer longue de plus d’un mètre — et menaçait de cette arme le baron.

Lui… eut peur. Cette femme, vieille, ridée horriblement, crasseuse, diablesse toute recopiée, était si effrayante à voir, à présent, si dégoûtante en même temps, que le baron malgré lui recula. Puis, se mettant à rire, mais d’un rire jaune et plein de haine :

— C’est bon, mère Rodioux, dit-il, je vois que tu es sincère, n’en parlons plus ! Je m’en vais.

Mais avant de sortir il alla à la muraille décrocher l’épée qu’Héloïse avait remarquée, et dit, tranquillement :

— Je reprends mon épée…

Puis il se mit à regarder autour de lui.

— Et ma besace ? demanda-t-il en regardant la mère Rodioux qui ne lâchait pas son tisonnier.

— C’est ce Flambard qui l’a emportée !

En effet, Flambard, avant de sortir, avait ramassé lu besace et l’avait jetée sur son dos.

Le baron proféra un nouveau juron, saisit un autre escabeau et s’apprêta à le lancer quelque part… Mais la mère Rodioux l’arrêta net.

— Cette fois, baron de ruelle, proféra-t-elle, si tu me brises quelque chose, moi je te brise ta baronnerie pour le reste de tes jours !

Le baron parut se radoucir et se mit à rire sinistrement. Puis il se dirigea vers la porte pour s’en aller. Mais avant de franchir le seuil il s’arrêta et dit, froidement, menaçant cette fois :

— Vieille, je te défends de parler à qui que ce soit de ce qui s’est passé ici ce soir, tu m’entends ? Je ne te dis que ça… bonsoir !

Il partit.

La vieille lui lança une imprécation sauvage.

Et dans la nuit noire le baron marchait d’un pas fort mal assuré, la tête en feu, le cœur rongé par la haine, le cerveau ravagé par un tourbillon de pensées folles, de pensées de sang. Il s’était sans le savoir engagé sur la rue Sault-au-Matelot, et, peu après et instinctivement, il s’arrêta devant une pauvre habitation, aux volets hermétiquement fermés, sans un filet de lumière ni un bruit à l’intérieur. La rue était tout à fait déserte et la nuit silencieuse partout. De la Haute-Ville le baron entendit sonner les douze coups de minuit.

Il esquissa un hochement de tête maladif et murmura :

— Voici la maison du père Vaucourt !… Si Jean Vaucourt était là, je pourrais toujours par lui commencer ma vengeance ! Ho !… il faut absolument que je tue quelqu’un ce soir ! Il le faut… sinon, je ne pourrai vivre une seconde tranquille ! Oui, il faut que je tue… il faut que je tue !

Et ce disant, il sondait la porte, et cette porte, à sa grande surprise, s’ouvrit d’elle-même sur un intérieur affreusement noir.

Un instant, sur le seuil, il prêta l’oreille. Il crut d’abord que tout était silence. Mais peu à peu, mêlé aux battements de son cœur, il pensa saisir quelque chose qui ressemblait à une respiration très lourde, lente, difficile. C’était la respiration d’un dormeur fatigué, probablement. Le baron entra tout à fait et referma doucement l’huis. Vers le foyer il aperçut quelques fugitives lueurs. Il s’y dirigea dans le but de l’alimenter afin de voir clair dans ce trou. Il buta contre un objet, qui lui sembla un escabeau, le renversa, tomba lourdement sur le plancher qui craqua, jura et se releva avec un émoi facile à comprendre. Par un tel tapage il avait pensé réveiller une partie de la cité. De nouveau il prêta l’oreille… Un frisson de terreur le fit vaciller : là, tout près de lui, il percevait un râle sourd… là, à deux pas de lui, il croyait distinguer quelque chose de sombre qui se balançait au beau milieu de la pièce, comme si ce quelque chose était attaché au plafond. Frémissant, il écouta encore ; oui, ce quelque chose qu’il ne pouvait suffisamment voir, dont il ne pouvait définir ni la forme, ni la nature, ce quelque chose râlait effroyablement !

Parvenant à dompter son épouvante, le baron courut au foyer, tâtonna, mit les mains sur un tisonnier, remua activement les braises mourantes, jeta dessus quelques fagots que ses mains rencontrèrent dans l’obscurité, et en quelques minutes parvint à faire jaillir une haute flamme qui éclaira vivement l’habitation. Et alors, il aperçut, non sans horreur, un homme pendu par le cou au plafond. C’était incroyable ! Il frotta ses yeux… l’homme balançait doucement au bout de la corde ! Le baron croyait vivre un cauchemar ! Puis il vit l’escabeau qu’il avait renversé, et par un travail rapide de l’esprit il crut comprendre que ce pendu avait les pieds posés sur l’escabeau à son entrée ! Cet homme était donc en train de se pendre ? Le malheureux ! Le baron se rapprocha avec crainte ! Il voulait examiner de plus près cet homme et chercher à le reconnaître. Il vit les mains de l’homme liées derrière son dos, il vit un bâillon appliqué sur sa bouche. Un moment il avait pensé que c’était le père Vaucourt qui avait voulu mettre fin à ses jours misérables. Mais en découvrant l’homme ainsi ligoté et bâillonné, il comprit qu’il se trouvait en présence d’un acte de vengeance quelconque.

Plus curieux maintenant que craintif, le baron se rapprocha davantage et, à son grand étonnement, reconnut que ce pendu était un garde du Château. Et le garde râlait encore… il étouffait ! Certes, il aurait pu étouffer à bien moins… Le baron releva vivement l’escabeau et le plaça sous les pieds du pendu qui, alors, se mit à gigoter et à geindre. Puis le sang reprit sa circulation, le pauvre diable se mit à respirer avec d’inouïs efforts, il roula affreusement les yeux, puis se mit à fixer le baron avec une sorte d’hébétement. Mais il ne cessait de suffoquer… Le baron monta sur l’escabeau et débarrassa l’homme de son bâillon.

Le garde alors poussa un soupir à renverser un rocher, et le baron, reconnaissant à la fin ce garde qu’il avait eu à son service, recula, très stupéfait.

— Hein ! Verdelet !… s’écria-t-il. Par Notre-Dame ! que fais-tu là ?

— Ah ! monsieur le baron… Comment se fait-il ?… Mais savez-vous que vous avez failli me pendre pour de bon ?

— Est-ce ma faute, animal ? tu étais sur mon chemin ! rétorqua le baron repris de colère.