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LA BESACE D’AMOUR

ciale eût suffi à nourrir pendant trois années toute la colonie et à couvrir les frais de la guerre ! Outre ces dépenses incalculables faites pour les orgies et les folies, ces prévaricateurs, ces concussionnaires, ces ignobles voleurs entassaient millions sur millions, si bien que leur fortune devenait pour chacun phénoménale. Bigot était plus riche que le roi ! Cadet était plus riche que Bigot et le roi ! Péan était plus riche que Cadet et le roi ! Varin était plus riche que Péan et le roi ! Bréart… Mais arrêtons-nous…

À une extrémité de la table on avait placé le notaire royal, Maître Lebaudry, en attendant que ses services professionnels fussent requis, mangeait et buvait ferme, mais sans perdre une seconde l’immobilité de ses traits, et laissant ses grands yeux bleus aller d’une femme à l’autre. Car maître Lebaudry, était célibataire, et tout honorable qu’il était, il admirait le sexe, et plus spécialement ce sexe poudrée, fardé, frisé, et qui, demi ivre, se pendait au cou des hommes avec un abandon qui frisait l’impudeur ! Mais alors le notaire fermait les yeux, puis trempait son nez dans sa coupe de vin.

Mais quelles affaires professionnelles pouvaient bien nécessiter, en cette nuit de fête, la présence du notaire-royal.

Nous allons le voir.

Dans un chahut indescriptible d’éclats de rire, de chocs de cristaux, de calembours jetés à pleines gorges, la musique de la viole et du rebec continuait de répandre ses sons harmonieux ou plaintifs et donnait à ce festin sardanapalesque un cachet d’invraisemblance.

Or, pendant que bombance redondait, les musiciens de temps en temps échangeaient quelques paroles.

— Voilà, dit une fois le père Croquelin à son compagnon, que la véritable scène va commencer… ayons de l’œil !

— Père Croquelin, répondit l’autre mendiant à qui l’on eût donné au moins cent ans d’existence, j’ai l’œil bien ouvert et l’oreille bien tendue. Que pensez-vous qu’il va se passer ?

— Je n’en sais rien. Mais j’ai le pressentiment que ce sera quelque chose de remarquable, peut-être quelque chose de terrible ! Car, voyez-vous à voir cette bande de démons boire manger, jacasser comme ils font, je sens qu’il se prépare quelque chose… un événement auquel nous ne sommes pas préparés !

— Flairez-vous bataille ? demanda l’autre mendiant.

— Cela pourrait fort bien se produire : voyez les épées qui s’agitent dans leurs fourreaux. Dans l’ivresse qui augmente, un rire mal résonnant, une parole dite un peu haut, un rien peut les faire jaillir !

— C’est vrai. Voyez-vous quelque part, père Croquelin une épée sans maître ?

— Non. Mais je sais une très belle panoplie à laquelle sont accrochées de jolies rapières comme votre main se plairait à les caresser.

— Et où se trouve cette belle panoplie ?

— Là, dans le vestibule… exactement entre les deux salons, sur le mur de gauche.

— Merci, père Croquelin. Il est toujours bon de savoir où mettre la main, quand on a faim et que les plats sont vides !

— Bon ! reprit le père Croquelin, voyez le sieur Cadet qui se lève.

— Il est soûl !

— Mais il va faire son petit discours quand même, ricana le père Croquelin.

— Devrons-nous arrêter notre musique ?

— Pas avant qu’on nous le commande.

— En ce cas, père Croquelin, nous en serions rendus à notre dernier numéro ? Attaquons donc un air guerrier, s’il doit y avoir bataille… par exemple « La Marche des Mousquetaires ».

— Soit ! consentit le père Croquelin.

Puis, battant la mesure de son archet, il dit :

— Hop !… une… deux… trois… !

Et alors, juste au moment où Cadet venait de demander le silence autour de lui, la viole et le rebec se lancèrent dans une marche endiablée qui souleva les applaudissements des invités.

Sur un geste de Cadet deux serviteurs accoururent portant des plateaux de liqueurs fines, de vins, de fruits, de fromage, de brioches dorées… ils enjoignirent aux deux musiciens de cesser momentanément leur musique, et de se restaurer pendant que le sieur Cadet allait prononcer un discours.

De fort bonne grâce les deux ménétriers se rendirent à cette aimable invitation.

— Amis, cria Cadet d’une voix rendue indistincte par l’ivresse, la langue pâteuse, zézayant terriblement, titubant et se retenant à la table pour ne pas retomber sur son siège… amis, reprit-il, à présent que nous sommes arrivés au dessert, nous allons passer au grand numéro de notre fête ! Et cette fête, dois-je vous le rappeler ? c’est la digne célébration de la belle victoire gagnée à Chouagen par nos armes françaises sur les armes anglaises.

— Vive les armes du roi de France ! clama une voix.

Un vivat formidable s’éleva et emplit toute la spacieuse demeure ; ce fut comme un tonnerre qui roula durant une minute.

Puis Cadet reprit la suite de son discours :

— Oui, mes amis, soyons joyeux sujets du roi, heureux enfants de la belle France…

Marguerite de Loisel interrompit le sieur Cadet par un long éclat de rire qui fit bondir son sein.

De nombreux rires firent chorus.

— Amis… amis… cria Cadet, c’est la reine de cette nuit qui vous commande la joie et l’amour !

— Vive l’amour ! rugit Marguerite en élevant une coupe pleine de vin qu’elle vida ensuite d’un seul trait.

— Bravo !

— Vive Marguerite !

— Vive la reine !

— Vive l’amour ! jeta encore Marguerite.

— Oui, oui, clama Cadet, la reine a dit vrai… Vive l’amour ! Car, je vous le dis, c’est un vrai drame d’amour qui va se dérouler sous nos yeux, et vous allez à l’instant en connaître les personnages principaux.

L’immense curiosité que suscitèrent ces paroles fit régner un silence absolu.

Cadet fit un signe à de Coulevent.

Celui-ci se leva et déroula un parchemin attifé de rubans multicolores.

— Monsieur le chevalier de Coulevent, reprit Cadet avec un sourire mystérieux, va nous donner lecture du prologue de ce drame d’amour.

Il s’assit.

Une troisième fois Marguerite de Loisel jeta ce cri :

— Vive l’amour !

En même temps elle se pencha et du bout