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Page:Féron - La besace d'amour, 1925.djvu/76

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LA BESACE D’AMOUR

de ses doigts roses envoya un baiser à de Loys qui partit de rire.

Mais de Coulevent parlait, ou plutôt il lisait à haute voix :

— En la demeure du sieur Michel Cadet, munitionnaire de la Nouvelle-France, ce soir, ce trente septembre 1756, et pardevant maître Lebaudry, notaire-royal, ont eu lieu les fiançailles… de mademoiselle Marguerite de Loisel dit Lardinet…

De Coulevent fut interrompu par un cri terrible que venait de jeter Marguerite à ce nom prononcé de Lardinet.

L’œil sanglant, la lèvre écumeuse, le geste farouche, elle essaya de se lever. Cadet d’un geste l’apaisa.

— Laisse donc, folle fille, c’est une comédie… il faut rire !

— Vraiment ? bégaya-t-elle, stupide… Tu dis Cadet, que c’est pour rire ?

Et de suite elle éclata de rire en saisissant.

Mais nul rire ne participa au sien… il y eut comme un silence glacial et tragique !

Marguerite, surprise, hébétée, suspendit sa coupe entre la table et ses lèvres.

Mais de Coulevent poursuivait :

— Et… du sieur clerc de notaire, Jean Vaucourt !

— Par la foudre !… retentit tout à coup sur l’estrade des musiciens une voix nasillarde.

Il y eut un moment de profonde stupeur.

— Silence ! souffla le père Croquelin à son compagnon qui venait de prononcer ces paroles. Silence ! reprit-il, ou nous sommes tous morts !

Toutes les têtes à l’instant s’étaient tournées vers l’estrade, des épées furent à demi tirées des fourreaux… Mais à l’instant même aussi tous les yeux virent un mendiant marcher sur l’estrade, tituber, éclater d’un rire idiot, osciller, lever sa coupe pleine qui renversait, puis tout à coup s’écraser lourdement et rouler en bas de l’estrade, dans la salle à manger, où il demeura ivre-mort sa tête par hasard reposant sur sa besace. Et ce mendiant, c’était celui qui avait joué du rebec.

De Loys se précipita l’épée à la main, de Coulevent le suivit, plusieurs officiers et gentilshommes se précipitèrent à leur tour… Mais aussitôt de Loys lançait un grand éclat de rire, retirait la besace de sous la tête du mendiant ivre, la piquait à la pointe de son épée et, l’élevant au-dessus de sa tête, criait :

— La besace d’amour !… Combien pour la besace d’amour !

Un tonnerre de cris retentit.

Par pitié ! par pitié ! clama la voix effrayée du notaire-royal !

Mais sa voix fut aussitôt couverte par cette clameur soudaine :

— À moi la besace d’amour !

Et celui qui avait poussé cette clameur bondissait dans la salle des festins, se ruait à travers la foule des convives excités. Et c’était un jeune homme, un jeune homme vêtu d’un habit d’arlequin… il riait… il rugissait :

— À moi la besace d’amour !

Et le jeune homme était face à face avec le vicomte de Loys.

La foule enthousiasmé cria :

— Le fiancé… le fiancé…

C’était Jean Vaucourt !

Marguerite saisit rapidement une carafe sur la table et la lança à la tête de Loys avec ce mot :

— Lâche !

Le vicomte chancela, échappa la besace…

Jean Vaucourt la releva et la passa à son dos, puis il croisa les bras et, défiant, regarda encore de Loys à la face.

Cadet cria :

— Jean Vaucourt, voici ta fiancée !

Il repoussa rudement Marguerite vers le jeune homme.

— Oui, cria celui-ci à son tour, je suis Jean Vaucourt…

Des voix tonnantes l’interrompirent :

— Qu’on le fiance donc !

— Malgré lui, s’il le faut !

— Oui, de gré ou de force !

Il se produisit un vacarme épouvantable.

— Que signifie cette comédie ? râla Marguerite à Jean Vaucourt.

— Cela signifie mademoiselle, que vous avez absorbé des narcotiques sans le savoir et qu’on veut vous faire faire une odieuse bouffonnerie !

— Mais vous… avec cet accoutrement…

Marguerite le regardait avec stupéfaction.

— Moi, sourit Jean Vaucourt, j’ai simplement fait mine d’être sous l’effet des mêmes narcotiques que je me suis bien gardé d’avaler. Et maintenant la comédie qu’on voulait jouer à nos dépens va se changer en une tragédie aux leurs !

Ces paroles avaient été échangées pendant que les convives quittaient la table, pendant que les hommes apprêtaient leurs épées, pendant que la bataille se préparait.

Jean Vaucourt marcha tout à coup jusqu’à de Loys et le frappa au visage de sa main en disant :

— Gentilhomme de rue, voilà !

Ce fut une ruée féroce contre le jeune capitaine. Des sièges furent renversés, des ustensiles, des vaisselles, des plats encore tout pleins furent jetés par terre, un candélabre, fut renversé mettant le feu aux nappes…

— Le feu ! rugirent des voix.

Des serviteurs se précipitèrent, éteignirent les flammes.

Une voix domina tous les bruits :

— Sus à Jean Vaucourt !

— À mort !

Déjà de Loys menaçait le jeune homme de son épée.

Alors Marguerite de Loisel arracha l’épée de Cadet, la tendit au capitaine et cria :

— Défends-toi, Jean Vaucourt !

— Mort ! mort ! hurlèrent des voix enragées.

Les clameurs s’étaient élevées en ouragan, l’ivresse des vins se changea en ivresse de la bataille, trente épées se heurtèrent à celle de Jean Vaucourt qui, par un saut prodigieux en arrière s’était trouvé le dos au mur près d’une porte en forme d’arcade qui donnait sur le vestibule.

Les clameurs épouvantées des femmes se mêlaient aux cris de mort poussés par les officiers et les gentilshommes dont les attaques furieuses étaient habilement parées par l’épée agile de Jean Vaucourt. Ah ! ce n’était plus le clerc de notaire dont on s’était moqué à l’envi ! Et parmi tous ces ennemis de Jean Vaucourt la surprise fut immense.

Toutes les femmes s’étaient hâtivement retirées dans le salon qui précédait la salle des festins, et là demeuraient silencieuses et agitées tout en suivant les péripéties de la bataille qui commençait.