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LA BESACE DE HAINE

face de la maison qu’habitait le vicomte, et dans cette maison n’entrèrent que le vicomte lui-même et son compagnon de plaisirs de Coulevent.

Au loin, les groupes qui se dispersaient faisaient encore entendre dans le calme de la cité :

— Vive la Besace de Haine !

— Ah ! oui, Vive la Besace de Haine ! ricana longuement le père Croquelin. Vous la portez avec vous, vous la semez de tous côtés cette haine, et un jour elle vous empoignera et elle vous serrera le cœur si fort que vous en étoufferez tous, tas de jeunes écervelés que vous êtes ! Ah ! oui, elle vous étouffera… elle vous étouffera, par les deux cornes de Satan ! comme dirait maître Flambard.

— Maître Flambard !… murmura subitement l’ancien mendiant en tressaillant.

Durant l’espace d’une minute ou deux il parut réfléchir, puis tout à coup il partit à grands pas vers la rue Saint-Louis.

Un quart d’heure après il frappait à la porte de la maison de Jean Vaucourt.

Flambard vint ouvrir.

— Ah ! ah ! le père Croquelin ! Comment se fait-il qu’on vous revoie sitôt et si essoufflé ?

— Vous allez le savoir. Entrons d’abord.

Flambard introduisit l’ancien mendiant dans ce petit salon que nous connaissons, et dans lequel nous retrouvons le capitaine Jean Vaucourt, un peu maigre encore, mais vigoureux et fort, se promenant les mains au dos. Le front du jeune homme demeurait barré d’un pli de profonde mélancolie.

— Ah ! ça, père Croquelin, demanda le capitaine en arrêtant sa marche, avez-vous appris quelque nouvelle intéressante ?

— Ce n’est pas une nouvelle que je vous apporte. Vous allez voir : je venais de rencontrer deux individus…

— Ah ! ah ! interrompit Flambard, Pertuluis et Regaudin, je parie ?

— Justement. Je pense qu’ils se rendaient, chez la mère Rodioux.

— Vous dites « je pense », interrompit Jean Vaucourt, ne les avez-vous pas suivis ?

— Je les suivais, mais j’ai fait une autre rencontre qui m’a paru intéressante.

Le père Croquelin narra ce que nous savons de cette troupe joyeuse de gardes et de cadets qu’il avait vue défiler aux cris de « Vive la Besace de Haine ! »

— Et c’était de Loys qui portait la Besace, vous êtes sûr ? demanda Jean Vaucourt, le sourcil terriblement froncé.

— J’en suis sûr, capitaine.

— Et vous assurez, dit à son tour Flambard, que vous l’avez vu entrer chez lui avec de Coulevent ?

— Ivres tous deux, oui !

Alors Flambard marcha vivement jusqu’à Jean Vaucourt, lui mit une main sur l’épaule et dit avec un accent résolu :

— Capitaine, le marquis de Vaudreuil m’a dit de frapper ; eh bien ! le moment est venu de frapper… j’y cours !

— Attendez, dit Jean Vaucourt, je vous accompagne.

— Vous voulez être sûr que cette vermine qu’est de Loys recevra son châtiment ?

— Je veux être témoin, répondit gravement le capitaine.

— C’est bien, venez. Quant à vous, père Croquelin, vous pouvez reprendre le chemin de la basse-ville. Et si d’ici une heure ou deux il survenait quelque chose d’important, vous nous trouverez chez le vicomte de Loys.

Flambard et le capitaine partirent aussitôt pour se rendre au domicile du vicomte.

Le domestique qui vint ouvrir refusa d’abord de les recevoir affirmant que son maître était absent. Mais Flambard, lui, affirma qu’il mentait plein sa gorge, gorge qu’il avait bonne envie de trouer de ce poignard qu’il lui fît voir. Intimidé, le domestique les laissa entrer.

Flambard connaissait les lieux par une description que lui avait faite le père Croquelin, cette fois où on avait fait parader l’ancien mendiant avec la Besace de Haine à son dos. Donc, en pénétrant dans le petit vestibule, Flambard n’eut qu’à pousser une porte à sa gauche pour entrer dans un petit salon, puis de là dans cette chambre à coucher où nous avons suivi, un matin, Deschenaux qui y était venu pour informer de Loys de l’échec qu’avaient subi Pertuluis et Regaudin dans leur tentative d’assassinat contre Jean Vaucourt.

Flambard et le capitaine trouvèrent le vicomte et son ami, de Coulevent, couchés, tout vêtus, sur le lit et profondément endormis dans l’ivresse.