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LA BESACE DE HAINE

— Merci, mon généreux écuyer, je ferai dire trois messes…

— Bien, bien, mon brave, interrompit durement Pertuluis qui entraîna son compagnon vers la ruelle où était la taverne de la mère Rodioux.

Pendant qu’ils s’en allaient le nez en l’air, la mine conquérante, le père Croquelin termina sa phrase si brutalement coupée par Pertuluis :

— Oui, oui, je ferai dire trois messes pour que le diable rouge vous fasse griller pendant cent mille siècles et cent mille autres, vauriens de chenapans !

Et, ricanant, sautillant, le père Croquelin se mit à suivre de loin les deux grenadiers.

— Voilà deux fripons qu’il importe de surveiller, s’était-il dit.

Il s’arrêta bientôt en entendant s’élever derrière lui, pas loin, d’immenses éclats de rire.

Instinctivement il se jeta dans une impasse obscure. Il avait vu que ces éclats de rire venaient d’une troupe joyeuse de jeunes hommes qui s’avançaient de son côté.

Le soleil venait de se lever lumineux et chaud. Ses rayons roux plongeaient dans les eaux tranquilles du bassin de la rivière Saint-Charles. Une brise odoriférante des senteurs de la terre fraîchement remuée, de lilas en fleurs et d’un léger salin de mer, soufflait comme une caresse sur la cité. Et l’on pouvait penser, à respirer cette brise suave, à regarder ce soleil triomphant, que la terre entière éclatait de joies puissantes et de bonheur infini.

— Vive la Besace de Haine !… clamèrent, non loin où se tenait dissimulé le père Croquelin, des voix jeunes et heureuses.

L’instant d’après, l’ancien mendiant vit passer devant l’ouverture de l’impasse une troupe de jeunes gentilshommes, pour la plupart gardes et cadets de l’intendant Bigot, qui entouraient un jeune seigneur portant à son dos cette besace même qu’on avait, un jour, trouvée au dos du père Croquelin, et à laquelle était encore attachée la même banderole avec ces caractères tracés à la main :

LA BESACE DE HAINE !

Et le jeune seigneur qui portait la besace, et les gardes et cadets qui l’accompagnaient en lançant vers le ciel clair et serein des chants joyeux et des huées, paraissaient ivres ! En effet, tous sortaient d’un bouge de la basse-ville où ils avaient passé la nuit à faire festin et gagnaient la haute-ville.

Le père Croquelin avait jeté un regard ardent à ce jeune seigneur qui portait à son dos la Besace de Haine. Puis, il avait fermé les yeux, chancelé, et s’était appuyé au mur d’une baraque pour ne pas tomber. Quoi ! est-ce que le père Croquelin allait maintenant s’évanouir rien à voir passer une troupe de joyeux vauriens qui menaient le charivari… charivari ! charivari ! … Allons donc ! est-ce qu’à tous les jours il n’avait pas vu semblable cortège défiler par quelque ruelle ou rue de la cité ? N’avait-il pas l’habitude de voir la jeunesse de l’armée et de la garnison faire fête en s’amusant son saoul et en criant sa gaieté à tue-tête ?

Oui, en vérité ! Mais ce matin-là, c’était autre chose : la vue de cette Besace de Haine l’avait presque frappé de vertige ! Cette Besace ?… Non, pas tant cette Besace encore que la vue de celui qui la portait ! Car celui-là, ce jeune seigneur, jamais de sa vie le père Croquelin ne l’oublierait, car il lui avait réservé un chat à celui-là… Car celui-là s’appelait le vicomte Fernand de Loys, et c’était le lieutenant de police !…

C’était inimaginable et c’était vrai !

— Allons ! se demanda le père Croquelin indécis, faut-il suivre ce brillant et joyeux cortège, ou simplement me remettre aux trousses et chausses de ces deux imbéciles de Pertuluis et Regaudin ?… Car j’ai reçu ordre formel de ne pas perdre de vue nos ennemis ! Oui, mais le vicomte n’est-il pas l’un des plus dangereux de nos ennemis ? Tandis que les deux autres… Bah ! je suis sûr qu’à ces deux-là maître Flambard, un de ces quatre matins, leur montrera sa rapière et c’en sera fini ! Mais de Loys… Oh ! celui-là, comme Bigot, comme Deschenaux, comme Varin, a quelque chose dans le ventre qu’il serait intéressant de connaître ! Bon ! c’est dit, je suis la fête !

Sans plus, le mendiant se mit à accompagner de loin et en rasant les murs des maisons la joyeuse compagnie qui pénétrait dans la haute-ville.

Au bout de vingt minutes le père Croquelin vit la troupe se disperser juste en