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LA BESACE DE HAINE

— En suivant ton avis, Regaudin, il faudrait dire que la besogne a été faite ?

— Parbleu !

— Et tu te chargeras de cette mission ?

— Si je m’en chargerai…

— Et, faisant un mensonge, tu ne crains pas de faire un péché ?

— S’il y a péché, les cent livres me permettront bien de le noyer à tout jamais dans une douzaine de carafons… allons réclamer, Pertuluis !

— Oui, mais si Deschenaux avait appris… l’aventure ?

— Il ne faut pas attendre qu’il apprenne… allons réclamer !

— Soit, allons, se décida Pertuluis. Mais auparavant nous tâcherons de nous mouiller la lanterne, elle commence à manquer d’huile.

— Je connais près de la Porte Saint-Louis un certain tavernier de contrebande où l’on boit à bon compte.

— Ça va, dit joyeusement Pertuluis, car ma langue se sèche de plus en plus.

— Car je sens que la plante de mes pieds va finir par se coller tout à fait à la semelle de mes bottes.

À demi rompus et perclus les deux bravi se levèrent et, clopin-clopant, reprirent leur marche dans la direction de la cité.

L’aurore, de ses premières clartés, blanchissait le voile de la nuit, lorsque les deux grenadiers arrivèrent sous la Porte Saint-Louis qu’on venait d’ouvrir.

Les deux bravi, reconnus par le portier et les gardes, passèrent sans difficulté, et peu après ils frappaient à la porte de cette taverne de contrebande où, déjà, étaient réunis de joyeux troupiers.

Pertuluis et Regaudin furent salués de quelques inclinations de têtes, et allèrent s’asseoir dans un angle obscur pour commander de suite deux carafons.

Il était environ cinq heures du matin.

— Il est un peu matin pour aller chez des gens comme le sieur Deschenaux, émit Regaudin.

— C’est bien ce que je me disais, répliqua Pertuluis ; nous aurons le temps de vider quelques carafons d’abord, puis d’aller nous mettre une bouchée ou deux dans le sac et revenir se baigner le ventre de trois ou quatre autres carafons… De sorte que, l’heure venue, nous serons armés de pied en cap pour aller taper le gousset de cet excellent secrétaire de monsieur Bigot.

— Parfait, compère. Cependant, il ne faut pas oublier que tu es veuf de ta bonne rapière et, par conséquent, que tu n’es pas tout à fait équipé.

— C’est vrai, ventre-de-grenouille ! grommela Pertuluis avec colère… je ne songeais plus à ma rapière que ce gueux de Flambard m’a fait oublier là-bas ! N’importe ! en nous rendant manger quelque chose à la basse-ville, où j’y connais certaine auberge d’une rare succulence, je m’équiperai chez un armurier qui tient boutique tout près. Ma foi, je ne suis pas fâché après tout, cette rapière que j’ai oubliée là-bas était un peu vieille et usée, et à chaque instant elle pouvait me rester en morceaux dans la main… Oh ! mon bras… gémit tout à coup Pertuluis en tapotant son bras en écharpe.

— Quoi ! fit Regaudin avec compassion, ce Flambard te l’aurait-il malmené par hasard ?

— Non… mais, m’étant barré les jambes contre un tronc d’arbre, j’ai perdu l’équilibre et me suis heurté contre un autre arbre. Mais bah ! ça va passer. Un carafon encore…

Il appela le tavernier, commanda une mesure d’eau-de-vie, paya.

Il était sept heures et les deux grenadiers se sentaient fort guillerets, lorsqu’ils se décidèrent à quitter la taverne pour se rendre à la basse-ville.

Bien qu’un soleil tiède se fût levé et brillât sur la ville, il faisait frisquet. Les toits des maisons et les chaussées étaient recouverts d’une légère couche de gelée qui blanchissait la ville et annonçait les approches du terrible hiver.

— Brouuu !… fit tout à coup Regaudin. Il faudra que je me procure un manteau avant que la froidure me gèle le sang.

— Et moi, dit Pertuluis, il faudra bien que je renouvelle ma capote et ma culotte ; je sens l’air de ce matin me chatouiller la peau.

Les deux amis arrivèrent à la basse-ville, entrèrent dans une auberge de bas étage, mangèrent allégrement, puis sortirent pour se rendre chez un armurier où Pertuluis se choisit une longue et forte rapière.

— Avec ça, dit-il en brandissant la lame étincelante sous le nez de l’armurier qui devint livide de peur, je défie bien le diable et ses mille démons !

Il paya la somme requise, glissa la rapière dans son fourreau et sortit suivi de Regaudin.

Il était huit heures et demie.

Le mouvement reprenait peu à peu dans la cité. Les boutiques ouvraient leurs portes,