Page:Féron - La besace de haine, 1927.djvu/71

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
69
LA BESACE DE HAINE

— Silence ! commanda Deschenaux.

Pertuluis et Regaudin vidèrent coup sur coup deux tasses chacun, puis Regaudin offrit une tasse remplie au ras bord à Deschenaux qui refusa, disant :

— Buvez, puis nous causerons !

Les deux grenadiers vidèrent allègrement les deux carafons.

— À présent, dit Deschenaux, je dois vous prévenir que je suis pressé, et je veux que vous m’écoutiez bien attentivement.

Durant une demi-heure il parla aux deux grenadiers, et à voix si basse qu’on n’aurait pu saisir quoi que ce fût à deux pas de là.

Puis il frappa la table du pommeau de son épée pour appeler la mère Rodioux. Celle-ci accourut.

Deschenaux jeta quelques louis sur la table et commanda :

— Servez à boire à ces deux gentilshommes et autant qu’ils en voudront boire, et, si vous le pouvez, donnez-leur un gîte pour la nuit. Demain, un valet apportera les manteaux de fourrure de ces messieurs.

— Monseigneur, répondit la mère Rodioux toute confondue par une telle munificence, je suis bien à l’étroit dans mon humble logis ; mais je pense que je pourrai trouver à ces deux gentilshommes une place pour la nuit.

— C’est bien, répliqua Deschenaux.

Il jeta une autre poignée d’or sur la table et s’en alla.

Alors, Pertuluis sur un ton arrogant commanda :

— Mère Rodioux, quatre carafons pour commencer et de votre meilleur !

— Vous pourriez même, sauf votre respect, dit Regaudin, emplir de suite quatre autres carafons, de sorte que vous vous dérangerez moins souvent.

La cabaretière, ayant empoché les pièces d’or et exultante de joie inouïe, courut à son comptoir.


— III —

TANDIS QUE LES RAPIÈRES SE HEURTENT


Il était huit heures le lendemain de ce jour, lorsque Pertuluis et Regaudin surgirent de la pièce d’arrière de la taverne et vinrent s’installer près du feu dans la salle du cabaret.

La mère Rodioux était à son comptoir.

— Vous avez passé une bonne nuit, messeigneurs ? demanda-t-elle.

— Excellente, madame, répondit Regaudin.

— Une nuit de songes merveilleux ! déclara emphatiquement Pertuluis.

Les deux compères venaient de se lever. Ils avaient couché durant trois heures seulement sur un grabat que la cabaretière avait installé dans sa cuisine. Comme ils avaient passé toute la nuit à boire, ils apparaissaient la tête lourde, la voix enrouée, et les membres grelottants.

— Nous boirions bien deux carafons, dit Regaudin en s’asseyant à cette table près du foyer.

— La Pluchette ! appela la mère Rodioux.

Rose Peluchet, occupée à la cuisine, pénétra dans la salle, la tête ébouriffée et le visage très pâle. Comme le cabaret ne s’était vidé qu’aux petites heures du matin, Rose avait passé la nuit à servir la clientèle.

— Deux carafons à ces gentilshommes ! commanda la mère Rodioux.

La cabaretière était à ce moment occupée derrière son comptoir à une besogne mystérieuse à laquelle elle paraissait fort s’intéresser. Que faisait-elle ? Simplement le mélange de ses liqueurs. Tous les matins elle mettait deux heures à ce travail, mais elle était bien compensée : elle y gagnait un bénéfice de cent pour cent et même davantage.

Rose Peluchet obéit à l’ordre reçu et retourna à la cuisine.

Les deux compères burent lentement et silencieusement les deux carafons, puis ils se mirent à causer à voix basse.

Dans le cours de la nuit une terrible tempête de vent et de neige s’était élevée, et par l’étroite croisée de la taverne l’on pouvait voir au dehors un épais brouillard de flocons de neige qui rendait toutes choses invisibles. Le vent rugissait faisant craquer la baraque et la secouant si violemment que, de temps à autre, Pertuluis levait ses yeux vers le plafond comme pour s’assurer que le toit demeurait encore au-dessus de sa tête. Parfois, de rudes rafales s’engouffraient dans la cheminée, elles soufflaient âprement sur les flammes et les braises et soulevaient un nuage de cendres chaudes et de fumée qui emplissaient la salle.

— Heu ! quel temps… soupira Regaudin.