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LA BESACE DE HAINE

Vaudreuil tressaillit et pâlit. Il avait devant lui un homme, un homme véritable, un homme qui savait ce qu’il disait, un homme capable à lui seul de détrôner un roi ! Vaudreuil savait en outre, que cet homme lui demandait des pouvoirs qu’il aurait pu prendre de lui-même sans en demander la permission à qui que ce fût. Et Vaudreuil savait encore que cet homme était plus à ménager qu’à froisser, et que cet homme, le cas échéant, pouvait lui être d’une grande utilité. Il résolut donc d’écouter la voix de Flambard et de lui accorder ce qu’il demandait.

— Voyons, monsieur Flambard, répliqua-t-il, expliquez-vous un peu plus clairement, je veux vous entendre comme le roi lui-même vous entendrait.

— Comment m’entendrez-vous, dit rudement Flambard vexé, puisque vous défendez déjà ceux que j’accuse !

— Vous accusez donc monsieur Bigot ?

— Je l’accuse d’avoir fait assassiner le père Vaucourt. Je l’accuse d’avoir conspiré pour faire assassiner Madame de Ferrière et sa nièce Héloïse de Maubertin, comme je l’accuse d’avoir voulu assassiner le comte lui-même ! Et de combien d’autres crimes j’accuse ce Bigot ! Ah ! excellence, s’écria Flambard, en se levant avec un air digne et grave, il n’est pas possible que vous n’ayez pas un peu deviné les mijoteries de ces êtres tortueux que sont Bigot, Deschenaux, de Loys et de tant d’autres reptiles qui rampent dans leur sillage ! Il n’est pas possible que vous n’ayez pas entendu les clameurs du peuple demandant du pain que Bigot gaspillait ! Il n’est pas possible…

— Au fait, interrompit brusquement Vaudreuil avec colère, j’ai reçu bien des plaintes, mais je les croyais très exagérées. Monsieur de Montcalm a lui-même écrit au roi et à son ministre monsieur Berryer pour se plaindre de Monsieur Bigot ; mais moi, personnellement, je n’avais rien à dire, et j’avais trop à m’occuper des choses de la guerre pour songer aux affaires intérieures du pays dont s’occupait l’intendant.

— Je vous comprends, excellence. Et je comprends aussi que vous n’ayez pu surprendre l’effrayant complot que méditent dans l’ombre ces ennemis du roi et de la Nouvelle-France.

Longtemps, alors, Flambard parla à voix plus basse au marquis de Vaudreuil, lui donnant, détails par détails, toute l’administration malsaine et horrible de Bigot et ses stipendiaires. Il éclaira à ce point le gouverneur que celui-ci s’écria, quand Flambard eut achevé son récit :

— Oh ! monsieur, vous m’ouvrez terriblement les yeux, et vous m’ouvrez les yeux alors qu’il est peut-être trop tard, puisque monsieur de Bougainville est actuellement en France avec tous les documents et mémoires pour mettre le roi au courant de la véritable situation.

— Et vous savez maintenant, sourit Flambard, que le roi, par tous ces documents et mémoires très incomplets, ne sera pas mis au courant de la véritable situation ?

— C’est vrai.

— Soyez rassuré, monsieur le marquis, j’ai écrit au roi également, je lui ai adressé un mémoire, et mon courrier est parti par ce même navire qui emportait là-bas monsieur de Bougainville, et le roi saura… le roi doit savoir à l’heure qu’il est !

— Oui, mais le roi aura-t-il le temps d’agir avant que ces traîtres nous aient tout à fait vendus et perdus ?

— Si le roi veut, il peut ! Mais voudra-t-il ? Ou, du moins, son entourage demandera-t-il au roi d’user de fermeté ? Et puis, ces mémoires que nous avons adressés au roi, ne seront-ils pas interceptés ! Voilà où j’ai des doutes et des craintes, excellence, parce qu’il se trouve à la cour de Versailles des personnages puissants qui ont accordé toute leur protection à Bigot, des personnages qui feront tout ce qu’il est possible de faire pour écarter de Bigot les orages qui pourraient fondre sur sa tête ! Car il y a toujours à la cour madame de Pompadour…

— Oh ! madame de Pompadour a perdu bien du prestige, dit Vaudreuil avec dédain.

— Qui le dit, excellence ?… des gens qui ne savent pas ! Mais moi, je sais ! Car j’ai dû, pour voir le roi, m’agenouiller devant Madame ! Car c’est Madame seule qui ouvre les portes du roi ! Ne voit le roi que qui possède un laissez-passer de Madame de Pompadour ! Ah ! excellence, si vous pouviez voir la terrible comédie qui se joue