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Page:Féron - La besace de haine, 1927.djvu/89

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LA BESACE DE HAINE

— Bien. Pour le moment, tu vas te rendre chez le sieur Cadet et le prier de me venir voir sur-le-champ.

Verdelet ordonna à un valet d’écurie de lui seller un cheval et il partit à toute bride pour la rue Saint-Jean où habitait, près de la Porte, le munitionnaire.

Une heure après, une magnifique berline, avec cocher et valets de pied en grande livrée de soie, s’arrêtait devant la porte de l’intendant, et Cadet, gros et gras, luxueusement habillé et tapageusement chamafré, couvert de pierreries, poudré, fardé, parfumé, et portant l’épée en verrou, oui, Michel Cadet descendit précieusement de sa voiture supporté par deux valets et pénétra dans la belle demeure de l’intendant. Mais, disons-le encore, cette demeure de l’intendant n’avait pas cette apparence de haut faste que possédait la physionomie de celle de Cadet ; car Bigot, moins fantasque peut-être, ne faisait pas autant d’ostentations que ce Cadet, ce parvenu idiot, fils de boucher, passé maître-boucher et devenu, par la baguette magique d’un Bigot, l’un des puissants et des maîtres de la Nouvelle-France.

Donc, Cadet se présenta à l’invitation de Deschenaux à qui il ne pouvait rien refuser, de même qu’il ne refusait rien à l’intendant ; car Cadet, tout puissant qu’il était, ne pouvait rien sans Bigot et Deschenaux, de même que, peut-être, Bigot et Deschenaux fussent tombés sans la complicité de Cadet. C’était toujours la chaîne dont chaque maille ou chaînon devait être ménagé avec soin. Qu’un anneau se disloquât, et la chaîne se brisait !

— Mon cher ami, commença Deschenaux, je suis malade !

Cadet tressaillit et s’écria :

— Au fait, en entrant, je vous ai trouvé un peu pâle et languissant ; qu’avez-vous, mon ami ?

— Je ne sais… c’est une sorte de langueur qui m’étreint de toutes parts.

— Ne serait-ce quelque reste de ce coup de poignard…

— Dont m’a fait présent cette excellente mademoiselle Pierrelieu, mon ancienne fiancée ? sourit ironiquement Deschenaux. Non, je ne pense pas, ou plutôt je ne sais pas !

— N’avez-vous pas consulté le médecin de monsieur l’intendant ?

Deschenaux se mit à rire.

— Mon cher Cadet, dit-il, si vous étiez malade, est-ce que vous consulteriez le médecin de monsieur l’intendant ?

— Moi ! fit Cadet avec surprise. Mais… j’ai mon médecin à moi, vous savez bien !

— Oui, je sais. Je connais même assez bien maître Authier, c’est une lumière. Mais en supposant que vous n’auriez pas de médecin attitré ?

— Eh bien ! je ne sais pas… Entre nous, voyez-vous, mon cher, je n’ai pas bien bien confiance en ce vieillard qu’est maître Ravenot, le médecin de monsieur l’intendant !

— Pourtant, il a fait presque des miracles…

— Oui, peut-être, mais il y a longtemps. Il était plus jeune alors, maintenant…

— Vous avez raison, Cadet, interrompit Deschenaux, et je pense comme vous. Je n’ai nulle confiance en maître Ravenot et c’est pourquoi j’ai songé à vous demander de me passer votre médecin que je récompenserai largement, soyez-en sûr.

— Certes, certes, je suis tout disposé à le mettre à votre disposition. Oh ! maître Authier n’a pas son pareil dans toute la Nouvelle-France et, naturellement, il me coûte ce qu’il vaut. Mais j’ai avec lui pour mon argent. Avec lui, je suis sûr et certain, car il est médecin, un vrai médecin ; et, en plus, c’est un chimiste remarquable.

— Il est peut-être même un peu sorcier, se mit à rire Deschenaux.

— Ne riez pas… il éteindrait du feu avec de l’huile !

— Il est magicien !

— C’est un savant, ami Deschenaux, c’est un savant que la mort redoute. Essayez-le !

— Oh ! je vous crois de tout esprit. Ainsi donc, c’est convenu, vous me l’enverrez ?

— Il sera ici dans une heure, si vous le voulez.

— Dans une heure, c’est bien, je l’attendrai. Car, je vous le répète, je ne me sens pas très bien.

— C’est tout ce que vous désiriez de moi ? demanda Cadet en se levant.

— C’est tout.

— Mais vous n’aviez qu’à me faire faire cette demande par Verdelet, et maître Authier serait déjà ici.

— Je sais, mais j’ai préféré vous le demander à vous-même. Je vous fais donc mes excuses, si je vous ai dérangé.