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LA BESACE DE HAINE

— C’est convenu, maître Authier. Je vais vous faire donner des appartements et je vous introduirai au sujet.

— Je me mettrai à l’œuvre immédiatement.

— Combien de temps durera l’opération ? demanda Deschenaux.

— Quinze jours.

— C’est peut-être un peu long.

— J’essaierai d’y aller plus vite. Si le patient, ou mieux la patiente est bien préparée, par le jeûne notamment, j’y pourrai mettre dix jours.

— Je pense qu’elle est très bien préparée.

— En ce cas, je mets dix jours.

Deschenaux parut éprouver une jouissance inouïe, car pour ne pas laisser voir sa joie intérieure, il se mordit violemment les lèvres.

Pauvre Héloïse de Maubertin ! comme elle était loin encore d’arriver au bout de son calvaire ! Maintenant la haine et la vengeance allaient essayer de la réduire à l’état de la brute !

Et dire que c’étaient de tels hommes, comme aurait pensé Flambard, qui avaient en leurs mains les destinées de cette belle colonie ! Ah ! oui, c’était bien au fond d’un gouffre insondable que la conduisaient irrémédiablement ces monstres qui affectaient des sentiments d’humanité et se vantaient de porter avec eux l’honneur de la France !…


— IX —

OÙ REPARAÎT LA BESACE DE HAINE


— La charité pour l’amour du bon Dieu !… murmura dans l’ombre d’une ruelle obscure de la basse-ville une voix pleurante et chevrotante.

Un vieux mendiant, tout voûté, tout cassé, tout plissé, tout en haillons, et à l’air si misérable qu’il aurait fait naître la pitié dans le cœur le plus endurci, tendait un chapeau crasseux.

— La charité, mes bons gentilshommes ! répéta le vieux.

Or ceux à qui s’adressait cette prière lamentable, n’étaient autres que le « Chevalier de Pertuluis » et Regaudin son inséparable. Tous deux portaient fièrement de superbes uniformes de grenadier, des uniformes tout neufs sortant des magasins du roi. Et les deux chenapans, toujours armés de l’inséparable rapière, avaient pris des airs de hauteur et de dignité qui n’eussent pas manquer de faire pouffer de rire ceux qui les connaissaient. De fait, le mendiant qui leur tendait son chapeau, plissait rudement les lèvres pour ne pas laisser passer l’éclat de rire qui l’étouffait, car ce mendiant c’était le père Croquelin. Le père Croquelin toujours à l’affût des nouvelles, le père Croquelin, furetant, épiant, écoutant, pour découvrir un indice sur l’enlèvement et la disparition de l’enfant d’Héloïse de Maubertin.

— Ventre-de-grenouille ! jura Pertuluis en s’arrêtant, voici, Regaudin, un pauvre diable de mendiant qui nous gagnera une place au ciel, donne-lui le contenu de ton gousset !

— Ah ! mon bon Pertuluis, ce pauvre homme te délivrera du mal de tes péchés, pour peu que tu lui verses les dernières cent livres qui te restent.

— Ventre-de-biche ! Regaudin, il me semble qu’il nous revient quelque chose sur la caisse de monsieur l’intendant, fais-lui un bon sur la dite caisse !

— Mes braves gentilhommes, pleurnicha le père Croquelin, un simple petit sou…

— Il n’est pas mesquin, le vieux ! se mit à rire Pertuluis.

— Il est vraiment digne d’un bon, Pertuluis… mais d’un bon coup de patte !

— Bonnes excellences braves seigneurs… un denier !

— Regaudin, reprit Pertuluis, ce brave homme me fait venir une goutte à l’œil, je ne peux résister !

Et, tirant une pièce d’or, il la tendit au vieux, disant :

— Brave mendiant, tu m’as frappé au cœur, voici un louis avec lequel tu feras dire une messe pour le bonheur du Chevalier de Pertuluis.

— Merci, mon digne chevalier, je ferai dire deux messes pour… pour le repos de votre âme !

Pertuluis tressaillit.

Mais déjà Regaudin à son tour tirait un louis d’or de son gousset et disait :

— Pauvre vieux mendiant, vous avez troublé ma sainte pitié et mon noble cœur se fend de chagrin à la vue de votre misère. Voici, vous ferez dire deux messes pour le repos du corps du sieur écuyer de Regaudin !