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la corvée

delaient sur celle de leurs mères. Sur tous les visages on lisait la pitié. Les femmes massées autour des deux inconnues étaient si émues qu’elles oubliaient d’interroger la jeune fille qui pleurait.

C’était une brunette, et fort jolie, dont on apercevait le frais visage sous un grand chapeau de paille jaune enrubanné de rouge. Cette jeune fille devait avoir vingt ans.

L’autre, la blonde, qui demeurait évanouie, était non moins jolie, malgré la pâleur excessive de ses traits délicats. Et de taille plus délicate, aussi, plus frêle, plus mince, elle avait un air plus jeune. Aussi ne pouvait-on pas lui donner plus de dix-sept ans. Mais la similitude de traits de ces deux jeunes filles, leurs vêtements identiques, car toutes deux portaient chapeau de paille jaune, corsage de toile bleue, jupon d’étoffe brune et souliers de cuir noir, les faisaient de suite reconnaître pour les deux sœurs. On devinait aussi leur condition par la pauvreté des vêtements, bien que ces deux jeunes filles fussent endimanchées, et l’on pouvait dire avec assurance qu’elles arrivaient de la campagne. Toutefois, la pauvreté de la mise n’excluait point la grâce et, en outre, on admirait la propreté de leur linge. Seulement, on s’étonnait que ces jeunes filles de la campagne — filles de paysan sans doute — eussent des mains si fines et si blanches. Pourtant, il n’y avait là rien d’extraordinaire, car en ces temps lointains, tout comme en nos jours, beaucoup de jeunes filles de la campagne prenaient un très grand soin de leurs mains, soit en faisant la besogne quotidienne de la maison, soit, aux travaux des champs où elles allaient volontiers donner un coup de mains aux hommes à la saison des moissons. Dans ce dernier cas elles avaient soin de ganter leurs jolies mains, et avec raison, de coton, de toile ou de cuir léger.

Pour revenir à notre histoire, les femmes du faubourg possédaient donc quelques renseignements rudimentaires sur ces étrangères avant que d’avoir posé la moindre question : en effet, on savait que c’étaient les deux sœurs, qu’elles étaient filles de paysan et que l’une d’elles s’appelait Clémence. Mais ce n’était pas suffisant pour satisfaire la curiosité générale. Alors, une femme parvint à refouler la grosse émotion qui l’étouffait et à demander à la jeune fille brune qui pleurait à genoux près de l’autre :

— Mais d’où venez-vous donc, la demoiselle ?

— De bien loin, madame, répondit la brune jeune fille en levant un visage tout mouillé de larmes. Nous venons de St-Augustin, ajouta-t-elle. Nous avons là notre domaine. Notre père est à la Corvée depuis plus d’un mois. Quand il est parti, ma sœur et moi demeurâmes seules avec notre mère. Tout s’est assez bien passé jusqu’à ces derniers jours ; mais depuis notre mère est bien malade et ne cesse d’appeler notre père tant elle craint de mourir avant de le revoir. Ce matin, de bonne heure nous avons confié notre pauvre mère à la garde d’une voisine et nous nous sommes mises en route pour venir chercher notre père. Vous voyez, nous arrivons. Tout à coup ma pauvre sœur a succombé à la chaleur et à la fatigue.

— Mais elle n’est pas morte, votre sœur ! fit la femme en se penchant.

— Je sais bien, madame, qu’elle n’est pas morte ; mais elle pourrait mourir !

— Comment s’appelle votre père ?

— Dans le pays nos gens l’appellent toujours le père Brunel. Le connaissez-vous, madame ?

Dans l’œil humide et noir de la jeune fille on aurait pu voir glisser un rayon d’espoir. Oh ! quelle joie, si l’on connaissait son père et si on lui disait où elle pourrait le trouver.

— Non, fit la femme en branlant la tête, je ne connais pas. Mais ce soir je demanderai à mon vieux, il connaît tout le monde, lui.

La lueur d’espoir entrevue dans les deux yeux noirs de la jeune fille s’éteignit du coup, puis sa tête se pencha lourdement. Se remettant à pleurer et secouant encore sa sœur elle appela plus désespérément :

— Clémence… ma Clémence !

La scène était poignante. Plusieurs femmes pleuraient dans un coin de leur tablier. Des enfants aussi laissaient couler des larmes en voyant celles de leurs mères. Quelques-uns de ces petits, comme s’ils se fussent vus menacer d’un danger, étreignaient avec force le jupon de la mère et demandaient d’une voix tremblante d’angoisse :

— Pourquoi pleures-tu, maman ?

Cependant une de ces braves femmes suggéra :

— Si on avait du vinaigre…