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la corvée

— Ou de l’eau fraîche, émit une autre.

— Moi, je cours chercher du vinaigre, je pense qu’il m’en reste un fond de cruche.

Ce disant, une jeune femme, légère et gracieuse, se mit à courir vers sa maison proche.

Cependant des femmes, apitoyées sur le sort de ces deux jeunes filles, s’interrogeaient :

— Connaissez-vous ça, vous, le père Brunel ?

On faisait des efforts de mémoire, on cherchait vainement.

Non, on ne connaissait pas ce père Brunel.

— Il y aurait peut-être un moyen de savoir, émit une jeune fille, en allant interroger les gens de la caserne.

— Tiens ! c’est vrai, approuva une autre.

— Et qui sait, fit encore une autre, si ce père Brunel ne travaillerait pas à la brèche ?

Oui, tout cela était bien possible.

— Oh ! la honteuse corvée ! s’écria une grande et sèche femme.

Et elle fit un geste de colère vers la haute-ville… là où régnaient les auteurs de cette affreuse calamité.

— Oh ! oui, quelle plaie pour le pays ! larmoya une pauvre vieille vêtue de haillons.

Un flot d’imprécations s’éleva vers le ciel. Mais aussitôt un cri de joie calma les colères grondantes…

— Oh ! ma Clémence…

Le silence se fit et toutes les têtes se penchèrent… La jeune fille évanouie venait d’ouvrir les yeux en prononçant avec joie :

— Mariette…

Les deux sœurs s’embrassèrent longuement. Mais Clémence aperçut tout à coup ces femmes étrangères, et sa pâleur aussitôt fit place à une vive rougeur. Elle parut confuse de se voir ainsi étendue sur le bord du chemin. Elle voulut se lever, elle en fut incapable. Mais déjà sa sœur, Mariette, et une femme l’aidaient à se mettre debout. Chancelante, la malade regarda avec surprise toutes ces têtes inconnues qui se penchaient avec curiosité vers elle.

— Où sommes-nous donc, Mariette ? interrogea-t-elle.

— Nous sommes rendues à la ville Clémence. Mais dis-moi si tu es mieux ?

— Oui, un peu…

— Mesdemoiselles, dit alors une des femmes, si vous voulez venir dans ma maison vous serez les bienvenues. Je vous conseillerais de vous reposer jusqu’au soir. Peut-être que mon mari, qui est batelier, quand il reviendra, pourra vous renseigner sur votre père. Venez… on est pauvres, mais on a le cœur sur la main.

Les deux jeunes filles parurent hésiter. Il leur répugnait d’être à charge à de pauvres gens.

À ce moment une belle voiture, tirée par deux superbes chevaux noirs roulait doucement sur le pavé raboteux de la rue. C’était une berline et dedans deux dames se prélassaient sur les sièges richement capitonnés. Un cocher en livrée rouge conduisait l’attelage.

À la vue de ce rassemblement, l’une des deux dames fit arrêter la voiture. Puis elle ouvrit la portière et aperçut de suite les deux jeunes filles qui se tenaient enlacées. Elle remarqua la pâleur excessive de l’une d’elles et lut sur le visage de l’autre l’angoisse. Dans un français qui résonnait avec un fort accent étranger elle demanda à une femme près de là :

— Qui sont ces jeunes filles ?

— Ah ! madame, répondit la femme canadienne, sans pouvoir réprimer de nouvelles larmes, ce sont deux pauvres petites sœurs qui arrivent de la campagne et qui cherchent leur père.

— Elles cherchent leur père ! fit la dame avec surprise.

— Oui, il paraîtrait qu’il est à la corvée. Or, voyez-vous, madame leur pauvre mère est restée là-bas toute seule et bien malade.

— Et ces pauvres enfants viennent chercher leur père ? reprit la dame avec un accent de grande pitié.

— Oui, madame. Car leur mère ne voudrait pas mourir sans avoir revu son mari. Comprenez-vous, madame.

— Je vous comprends que trop. C’est là une bien triste histoire.

Aussitôt cette dame, qui était encore jeune et jolie, se tourna vers sa compagne qui, elle, était une dame de bon air aussi, mais aux cheveux déjà grisonnants. Par la similitude des traits on pouvait reconnaître dans ces deux dames la mère et la fille. Celle-ci prononça quelques paroles en anglais. L’autre fit un signe affirmatif de la tête et murmura avec un accent de commisération :