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la corvée

galériens étaient adjoints aux équipes. Lorsque l’équipe du père Brunel fut appelée au départ, et lorsque les cinq hommes qui la composaient depuis la mise au cachot de Jaunart furent disposés à la file devant la porte de sortie et entre les deux rangées de soldats, Barthoud tira après lui un jeune homme, petit et fluet, et, le plaçant derrière le vieux paysan, dit :

— Voilà, père Brunel, celui qui va remplacer Jaunart aujourd’hui !

Le père Brunel et les autres regardèrent le « nouveau » avec pitié. Un jeune homme, c’est vrai, mais tout jeune, tout petit, et trop jeune et trop petit pour faire partie de la corvée. Et il avait en même temps un air si misérable. Sa figure était tout blême, quelque peu sale ainsi que ses petites mains, et ses vêtements n’étaient que des guenilles. Pourtant, il avait de beaux cheveux bruns qui tombaient par jolis boudins de sous les bords d’un grand chapeau de paille. Il n’y avait que cela, ces cheveux-là, de remarquable chez lui. À part cela non vraiment cet enfant avec sa petite taille trop gracile, ses petites mains, ne pourrait jamais manœuvrer les grosses pierres de la maçonnerie, et il ne tiendrait pas deux heures à l’ouvrage. Et lui cet inconnu parmi ces inconnus, regarda autour de lui avec un étonnement quasi douloureux, et lorsque le soldat lui posa le bracelet de la chaîne au poignet, il courba la tête et parut ployer, comme si cette chaîne, légère pourtant, eût été trop lourde pour lui. Mais s’il baissa la tête, n’était-ce point pour cacher un sourire, mais oui, un sourire ironique, sinon énigmatique ? N’importe ! on se mit en marche pour la brèche.

Le soleil se levait brillant et déjà chaud. Pas un nuage dans le ciel d’un si beau bleu que, à le regarder, il faisait mal aux yeux de ces pauvres diables. Car là, dans ce ciel splendide, il y avait tant de libertés et d’espaces qui n’étaient pas pour eux, pour eux ces forçats ! Et durant la nuit qui venait de finir toute la nature s’était transformée : la fraîcheur avait ranimé la végétation, sous la rosée les feuilles des arbres avaient reverdi, les fleurs dans les jardins étalaient toutes grandes leurs corolles et exhalaient les plus doux parfums, et de toutes les ramures partaient des musiques de fête. Et eux, les galériens, voyaient toutes ces beautés, entendaient toutes ces mélodies sans pouvoir y joindre les accents d’un cœur gai. Car leur cœur était triste et il ne s’en échappait que des accents de désespoir, tandis que leurs pieds, plus lourds encore que la veille, les conduisaient vers la terrible brèche.

Quelques instants après qu’on se fut mis en marche, Saint-Onge fit cette remarque.

— Aujourd’hui, je pense qu’il va faire encore plus chaud qu’hier voyez, je commence à suer déjà !

— Je le pense aussi, dit Michaud à son tour si on ne crève pas aujourd’hui, on pourra bien remercier le bon Dieu.

— Pour moi, murmura le père Brunel en tournant légèrement la tête vers celui qui le suivait immédiatement, ça m’est bien égal, je peux tenir pas mal de soleil, encore ; Ah ! dis-moi donc, mon garçon, comment tu t’appelles !

— Laroche… Pierre Laroche.

— Tiens ! fit Gignac un peu narquois, c’est donc à cause de ton nom qu’on t’envoie travailler à la pierre !

— Ça se peut bien, répondit le jeune homme en ricanant.

— J’entends bien que tu portes un nom dur comme pierre, reprit le père Brunel, mais tu ne m’as pas l’air à avoir un corps bien bien résistant.

— Oh ! rassurez-vous, sourit le jeune Laroche, on a de la moelle dans les os, vous verrez !

À l’ouïe du père Brunel ces paroles résonnèrent avec un accent moqueur. Il s’en étonna, mais ne fit voir de rien.

— Et d’où viens-tu ? interrogea-t-il.

— Oh ! de pas bien loin… de Beauport.

— Alors, comme ça, tu es tout près de chez vous, fit remarquer Saint-Onge qui habitait Saint-Denis de Kamouraska.

— Oui, c’est vrai d’une façon, ricana encore le jeune Laroche ; mais on peut dire que j’en suis loin quand même avec cette chaîne à mon poignet et ses soudards qui nous escortent le fusil à l’épaule.

— Tu as raison, mon ami, soupira le père Brunel. C’est égal, je te souhaite bien du courage ; néanmoins ça me dit que tu ne vas pas résister bien longtemps. Vois ce soleil qui commence déjà à nous rôtir la couenne !

— Oh ! on s’y fera… On s’y fera père Brunel. À propos, c’est bien ainsi que vous vous nommez n’est-ce pas ?

— Oui, c’est bien mon nom, mon ami.