Page:Féron - La corvée, 1929.djvu/29

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
27
la corvée

— Eh bien ! j’espère que nous serons d’agréables compagnons.

— Oh ! c’est pas moi qui te ferai du mal ni qui t’en souhaiterai…

Le silence s’établit, on arrivait en vue de la brèche. Peu après on grimpa le talus et Barthoud commanda la halte. La chaîne fut retirée, et les six hommes se mirent au travail.

— Toi, dit Barthoud à Laroche tu n’auras qu’à donner les pierres au père Brunel qui les cimentera. Comme tu vois, ce n’est pas difficile.

Et comme à son ordinaire l’officier alla faire les cent pas le long du mur.

Le travail commença en silence. Très songeur, le père Brunel étendait de sa truelle le mortier et posait les pierres que lui apprêtait son nouveau compagnon. Le vieux pensait à sa femme et à ses filles ; il avait pensé à elles toute la nuit comme, d’ailleurs, il y pensait toujours depuis qu’il les avait quittées. Quelquefois aussi sa pensée allait à Beauséjour qu’il avait hâte de revoir, afin de lui demander de se mettre à la recherche de ses filles.

À un moment, son compagnon échappa de ses petites mains une grosse pierre. Mais tout aussitôt et avec une vigueur extraordinaire qui ne manqua pas de surprendre les autres, le jeune homme se baissa et, soulevant la pierre d’un bel effort des reins et des bras, la posa doucement sur la maçonnerie.

— Hein ! mon garçon, elle est pesante celle-là ! fit remarquer le père Brunel.

— Oui, un peu.

— Je vas te dire, quand tu en auras de trop lourdes, je t’aiderai ; il faut se ménager un peu !

— Je vous assure, père Brunel, qu’aucune de ces pierres n’est trop pesante pour moi ; je vous ai dit qu’on a de la moelle dans les os.

Pour la première fois le père Brunel examina la figure de son compagnon, la voix du jeune homme venait de le frapper.

— Mais dis-moi donc, est-ce qu’on ne se connaîtrait pas par hasard ?

Le jeune homme le regardait en plein dans les yeux et souriait d’un air moqueur.

Tout à coup les yeux du vieux clignotèrent vivement ; puis il frémit, échappa sa truelle et faillit même pousser un cri de surprise et de joie.

— Non ! fit-il ahuri, ça ne se peut pas que ce soit là Monsieur Beauséjour !

— Chut ! Chut ! père Brunel, souffla le jeune homme, il ne faut pas prononcer mon nom !

Mais les autres avaient entendu.

— Hein Monsieur Beauséjour ? Mais non, ce n’est sûrement pas possible !

— Silence, les amis, commanda le jeune homme, je ne suis ici que Laroche… mais Laroche dur comme pierre, ajouta-t-il en souriant. Vous comprenez qu’il ne faut pas que ce gueux de Barthoud me devine ni me reconnaisse.

Les paysans demeuraient stupéfaits.

Barthoud, de plus loin, revenait vers la brèche.

— Voici l’argousin qui revient. Ne faites semblant de rien, les amis, et surtout ne prononcez pas mon nom. Je suis Laroche… Laroche.

— C’est bien, c’est bien, Monsieur Beauséjour, dit Malouin, on ne vous trahira point.

Et ces pauvres paysans reprirent leur travail une minute suspendu, ils le reprirent en tremblant tellement ils étaient émus de savoir que le fameux Beauséjour était parmi eux… un glébard.

— Mais comment est-ce que ça se fait que vous êtes parmi nous ? interrogea à voix basse le père Brunel qui n’en pouvait revenir.

— Ce matin on devait amener pour remplacer Jaunart un pauvre diable de la caserne des Jésuites ; mais il arriva qu’il fût trop malade pour aller à l’ouvrage. Or, voyez cet adon, père Brunel, je me trouvais à rôder par là. On me vit, on m’arrêta et me questionna. Je déclarai que j’arrivais de Beauport pour venir travailler dans la ville. L’officier qui m’interrogeait se mit à rire.

— Mon garçon, tu vas travailler tant que tu voudras, dit-il.

Alors on m’a conduit à votre caserne en compagnie de quatre autres glébards.

— Mais quelle idée avez-vous de vous faire encadrer dans la corvée ?

Silence, voici Barthoud qui approche.

Pendant quelques minutes les six compagnons travaillèrent avec un entrain qui parut émerveiller l’officier. Il les considéra un instant de son sourire cruel, puis il vira les talons et reprit sa marche.