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la corvée

— C’est vrai ce que j’ai dit et je le soutiens. Voyez-vous, le nez vous tremble, comme on dit aux enfants.

— Ah ! non, mon nez ne tremble point, je vous assure. Ah ! puis, à la fin, ajouta avec impatience le vieux, si je vous demandais de me laisser tranquille, voulez-vous ?

Une chose certaine, c’est que toute cette histoire-là ne m’intéresse point.

— Prenez garde, père Brunel, menaça Barthoud que la fermeté du vieux irritait, que je vous accuse de complicité avec Beauséjour dit Laroche, ou Laroche dit Beauséjour. Savez-vous que j’ai une bonne envie de vous faire enfermer dans ce même cachot ou j’ai fait mettre avant-hier votre Jaunart ?

— Je vous défie bien de me mettre dans un cachot quand je ne l’ai pas mérité, riposta le vieux.

— Vous l’avez mérité, père Brunel… vous êtes un complice de Beauséjour !

— Non ! Tu mens, Barthoud ! cria le père Brunel en lâchant sa truelle.

Et l’on vit le vieux devenir tout blanc de colère.

— Je ne mens pas, repartit Barthoud, en élevant la voix. Et gare à cette cravache, glébard, si tu m’outrages !

— C’est assez, Barthoud ! dit le père Brunel sur un ton dur et en rendant défi pour défi. Si tu lèves ta gueuse de cravache, je te l’arrache et t’en fouette avec !

C’étaient deux colosses, à vrai dire, que ces deux hommes qui échangeaient des menaces, et c’étaient deux colères bien près d’éclater et de foudroyer. Mais lequel des deux pourrait l’emporter ? Certes, Barthoud, plus jeune, avait plus de souplesse et d’agilité ; le père Brunel, vieilli et lourdaud, possédait des muscles de fer, et, en plus, son habitude à soulever des poids énormes pouvait lui donner un avantage appréciable. Les deux hommes se dressaient haut et fier et face à face, et, ma foi, le vieux paraissait dominer le jeune officier.

Celui-ci leva rapidement sa cravache. Mais déjà la main gauche du père Brunel l’attrapait au vol, cette main arrachait la cravache et l’envoyait de l’autre côté du mur de maçonnerie.

Barthoud poussa un cri sauvage et se jeta en même temps à la gorge du paysan. Celui-ci saisit aussitôt d’une vigoureuse étreinte l’officier, le souleva de terre avec une prodigieuse facilité et voulut l’envoyer rejoindre la cravache par-dessus le mur. Impossible… Barthoud venait de s’agripper fermement à son adversaire, de sorte que les deux hommes s’enserraient avec énergie l’un et l’autre. Le père Brunel, qui portait sur lui tout le poids de l’officier, buta contre une pierre et perdit l’équilibre. Toutefois, il ne lâcha pas sa prise : les deux hommes roulèrent lourdement en bas du talus.

Le travail avait cessé, et les compagnons du vieux paysan canadien regardaient la scène avec curiosité et appréhension à la fois.

Quant aux soldats, instinctivement ils avaient épaulé leurs fusils dans le dessein d’abattre, sans nul doute, l’ennemi de leur officier ; mais ils ne pouvaient tirer, ou, du moins, ils ne l’osaient pas crainte de tuer Barthoud et le père Brunel du même coup. Car les deux adversaires roulaient l’un sur l’autre sans desserrer leur étreinte. Ce ne serait plus qu’une lutte d’endurance, et cette lutte était silencieuse ; tout au plus pouvait-on entendre la respiration rauque de l’officier. Et ce ne fut pas long. Par on sait quel tour de force le père Brunel fit lâcher prise à l’officier, et à ce moment on put entendre celui-ci proférer une lourde plainte de douleur… Peut-être le Canadien avait-il pu casser les reins du Suisse ? Quoi qu’il en soit, on vit Barthoud étendre les bras et renvoyer sa tête en arrière… Alors le père Brunel l’empoigna aux hanches, se souleva à demi, puis enlevant Barthoud pour la seconde fois au bout de ses bras, il l’éleva en l’air et le jeta plus loin, comme il eût lancé un roc. Et Barthoud alla s’écraser sur un rond d’herbe.

Et les soldats, stupéfiés, n’avaient pas encore osé tirer sur le paysan. Mais lorsque celui-ci se fût débarrassé de son adversaire, alors seulement les soldats sortirent de leur torpeur. Quatre d’entre eux se jetèrent prestement sur le vieux et lui lièrent les deux mains derrière le dos. Le père Brunel n’opposa pas de résistance. Tranquille, il souriait en regardant Barthoud qui, tout courbaturé, tout livide, tout chancelant se relevait, mais bien près de retomber sur sa couche d’herbe. Si par hasard, il eût échoué, dans son vol, sur un lit de pierre, il est certain qu’il ne se serait pas relevé, du moins pas si rapidement ni si aisément.