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la corvée

Il se releva donc tout pâmé et à demi brisé, mais il se releva aussi avec la rage de tuer. Peut-être, dès qu’il pourrait parler, commanderait-il à ses soldats de tuer comme un chien le brave Canadien. Mais ce fut le père Brunel qui parla le premier :

— À c’t’heure, Barthoud, tu peux me faire mettre au cachot si ça te plaît. Je voulais te donner une leçon, tu l’as eue, je suis content !

Barthoud parvint à rugir quelque chose d’atroce. Il se contint en voyant paraître Beauséjour de l’autre côté de la maçonnerie, Beauséjour, fier, souriant et narquois et toujours monté sur son cheval brun.

— Ah ! ah ! fit-il placidement, il y a donc de l’orage par ici ce matin !

La surprise et l’émotion clouaient les langues dans les bouches, et personne ne parla ; seuls les yeux, mais aux expressions les plus diverses, se fixaient sur le jeune cavalier.

Lui aperçut tout à coup la cravache de l’officier à quelque pas sur le sable du chemin. Il descendit de cheval, ramassa la cravache, l’examina d’un œil moqueur, et dit :

— Je parie, Monsieur Barthoud, que ce jouet vous appartient…

Il la rejeta par-dessus la maçonnerie, en sens inverse naturellement, et le « jouet » vint s’abattre aux pieds de son propriétaire. Barthoud ne la releva point : peut-être ses reins à demi cassés ne lui permettaient-ils pas la moindre gymnastique. Seulement, cette fois il put retrouver ou déclouer sa langue.

— Toi, mon freluquet, gronda-t-il d’une façon féroce, tu auras affaire à moi avant longtemps. Va-t’en !

— Quand ça me plaira, je m’en irai, rétorqua Beauséjour avec le plus bel aplomb. D’ailleurs, je ne veux pas être longtemps, j’ai à faire au père Brunel une communication importante.

Le vieux paysan souriait doucement au jeune homme.

— Rendez-lui la liberté de ses mains ! commanda Beauséjour sur un ton autoritaire et qui n’avait plus l’air de plaisanter.

Le Suisse parut impressionné par ce ton.

— C’est bon, grommela-t-il, mais à condition qu’il ne recommence plus.

— Oh ! sourit le père Brunel, sois tranquille, Barthoud ; je t’ai dit que je suis content, puisque je t’ai donné une leçon.

Barthoud, qui redoutait quelques dures réprimandes de la part de ses supérieurs au sujet de l’évasion de Jaunart et ne voulant pas, pour le moment du moins, user de trop de rigueur, commanda à l’un de ses soldats de délier les mains du Canadien.

Tranquillement, celui-ci reprit sa truelle, tandis que l’officier se retirait à l’écart, plus loin près du rempart, pour secouer la poussière qui maculait son bel uniforme. Toutefois il ne manquait pas de décocher à nos amis des regards mortels.

Mais qu’importait, maintenant, à Beauséjour et au père Brunel ! Celui-ci narra au jeune homme les premiers détails de cette affaire, puis Beauséjour raconta comment il avait retrouvé Clémence. Il ajouta :

— À présent je vais tâcher de découvrir le gîte de votre Mariette, car il est certain que de bonnes gens l’auront hébergée. Ensuite, père Brunel, je travaillerai à votre libération. Patientez donc et ayez foi, ce ne sera pas long !

Le jeune bourgeois murmura encore quelques paroles d’encouragement et d’espoir aux autres travailleurs, puis s’en alla.

Une fois Beauséjour disparu, Barthoud, qui n’avait pas tenu à laisser voir sa honte, s’approcha du père Brunel et prononça à voix basse et sur un ton concentré :

— Père Brunel, tout ça n’est pas fini. Je vais vous rapporter comme dangereux. Je ne vous mettrai pas au cachot, mais je vais vous faire lier les mains en attendant qu’il soit décidé de votre sort.

Sitôt dit, il s’éloigna un peu du maçon et appela deux soldats à qui il donna des ordres. Les soldats, pour obéir à leur officier, s’approchèrent du père Brunel et lui passèrent une chaîne aux deux poignets. Le paysan ne se rebella point ; il se borna à sourire d’abord avec un air dédaigneux, puis dit en regardant Barthoud, impassible en apparence, à quelques pas de là :

— Si je le voulais, on ne me mettrait pas cette chaîne-là. Mais bah ! vois-tu, Barthoud, je suis content de la leçon que je viens de te donner.

Et le vieux se mit à rire doucement.

Certes, avec cette chaîne à ses poignets il ne lui était pas facile de travailler, mais ça allait quand même, et moins vite seulement. Tant mieux il se ménagerait, voilà tout !