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la corvée

— Clémence, soyez assurée que j’ai un moyen de leur échapper, laissez-moi faire et ne gâtez rien, je vous en supplie.

Le jeune homme de son côté n’offrit aucune résistance, et il se laissa lier les deux mains.

— Quoi qu’il arrive, Monsieur, dit-il à l’officier qui surveillait l’opération de ses deux subalternes, vous pourrez dire à vos maîtres que eux et moi nous sommes quittes.

— Que voulez-vous dire, je ne vous comprends pas ?

— Vous me comprendrez plus tard sans doute.

L’officier ne répliqua pas et donna l’ordre d’emmener le prisonnier.

Celui-ci, tranquille et souriant comme si de rien n’était, souhaita bonne chance à ses hôtes et suivit ses gardes. Une fois à la palissade, on le fit monter en croupe avec un cavalier, et la troupe s’éloigna au petit trot dans la direction de Québec.

Après le départ de Beauséjour, on ne saurait dire la consternation qui pesa sur chacun de nos personnages. Le curé lui-même ne pouvait trouver de paroles pour commenter l’incident ou pour consoler Clémence qui, affaissée près de sa mère, sanglotait lamentablement. Jaunart, livide, tenait une main de Mariette… de Mariette aussi livide que lui. Bref, tous demeuraient muets et comme pétrifiés.

Et cela dura dix minutes…

Tout à coup le grand silence de la campagne s’emplit d’un bruit qui fit bondir tout le monde… C’était une brève détonation d’armes à feu qui venait de retentir à quelques arpents de la maison seulement.

Puis le grand silence se rétablit et l’on prêta une oreille inquiète. Alors on put entendre distinctement un galop de chevaux… une galopade furieuse qui diminuait à chaque seconde et se perdait dans le lointain.

Soudain Clémence s’élança dehors en clamant :

— Ils l’ont tué !… Ils l’ont tué !…

Elle courait vers la route en gémissant. Le prêtre et Jaunart s’élancèrent à sa suite.

La première Clémence arriva sur le milieu de la route. Là, elle s’arrêta, pantelante, les yeux agrandis par l’horreur : elle voyait un homme, tête nue, qui marchait de son côté, mais un homme qui chancelait… un homme qui butait, tombait et se relevait… un homme qui hoquetait… et c’était Beauséjour. Alors Clémence courut à lui… Mais avant de l’atteindre, elle le voyait s’écraser sur le sol et, là, demeurer sans mouvements.

La minute d’après la jeune fille se laissait tomber près du corps ensanglanté de celui qu’elle aimait déjà de tout l’amour possible.

Pourtant, elle ne pleura pas, car elle voyait Beauséjour lui sourire.

— Oh ! gémit la pauvre fille, que t’ont-ils fait… que t’ont-ils fait ?

Jaunart et le prêtre arrivaient à leur tour.

— Ah ! ah ! fit le curé en se baissant près du blessé, je pense que notre officier ne plaisantait pas…

— Oh ! répliqua Beauséjour la voix très faible, je savais bien, moi, qu’il ne plaisantait pas…

Une sorte de hoquet le força à s’interrompre et il ferma les yeux un instant.

— Oh ! monsieur le curé, gémissait Clémence, il va mourir.

— Pourtant, je ne vois pas de blessure bien grave…

Beauséjour rouvrit les yeux, et souriant, put dire :

— Clémence, je ne mourrai pas… Je n’ai que des écorchures dans les cuisses et les bras… mais peut-être aussi qu’une balle a pénétré au bas de mes reins, car là je sens une terrible douleur.

— Il n’y a qu’une chose à faire, dit le prêtre, c’est de vous emmener chez moi où je pourrai vous soigner, car je m’y connais un peu, et là, chez moi, personne ne viendra troubler votre convalescence. Voyons ! Jaunart, ajouta-t-il, va chercher mon cheval et mon cabriolet.

— J’accepte, monsieur le curé, votre hospitalité, répondit Beauséjour. Seulement, j’oserai vous demander un autre service, celui d’aller demain rassurer ma bonne tante, Mme Laroche.

— Comptez sur moi.

— Mais nous ne savons toujours pas ce qui s’est passé ? fit interrogativement Clémence.

— Ah ! c’est vrai, ce qui s’est passé, essaya de rire le jeune homme. Eh bien ! c’est ce coquin d’officier qui a voulu plaisanter, et plaisanter pour de bon cette fois. Vous allez voir. Quand nous fûmes arri-