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la corvée

vint tout pâle et cette pâleur même aurait pu suffire à le trahir. Mais, heureusement pour lui, l’officier et les soldats scrutaient à cette minute même la figure de Beauséjour qui se trouvait tout près de la porte et en pleine lumière.

Le jeune étudiant vit ses regards sans se troubler le moindrement, et ce fut avec le plus grand sang-froid qu’il prit la parole.

— Monsieur l’officier, dit-il, ce Jaunart nous est inconnu. Il n’y a ici que ce jeune homme (il indiquait Jaunart lui-même), le fils du père Brunel mort à la Corvée quelques jours passés ; et il a aussi cette pauvre veuve malade et ses deux jeunes filles.

— Oui, oui, je vois, fit l’officier pensif et sans détourner ses regards perçants de Beauséjour.

Ce dernier ébaucha un vague sourire et demanda :

— Et vous-même, mon ami, oubliez-vous que vous êtes ici et que vous ne dites pas qui vous êtes ?

— Je vous demande pardon, Monsieur, sourit Beauséjour avec la plus grande aisance, je croyais que vous me connaissiez. Je suis le fils unique de la veuve Marchand dont la terre est située à trois milles d’ici par le Sud.

— Vous avez dit Marchand ? interrogea l’officier.

D’une poche il sortit une liste de noms et la consulta.

— Non, dit-il après un moment, ce nom-là n’est pas sur ma liste. Tout de même, ajouta-t-il, avec un sourire ironique, vous êtes chanceux.

Aussitôt dit il pivota sur ses talons et, suivi de ses deux subalternes, regagna le reste de la troupe près de la palissade.

Pour un peu un cri de joie eût éclaté sur les lèvres de nos amis. Malheureusement, la joie ne dura pas longtemps. Car l’officier n’avait pas encore atteint la palissade, qu’il s’arrêtait tout à coup. Là, un des soldats qui l’accompagnaient venait de lui souffler à l’oreille ces mots :

— Monsieur, ce jeune homme vêtu en paysan et qui s’est donné le nom de Marchand, c’est Beauséjour !

— Beauséjour ! s’écria l’officier en sursautant. Tu en es sûr ?

— Oui, je l’ai reconnu très bien.

— C’est bon, nous allons rire !

Et il revint, avec ses deux gardes-du-corps à la maison. Il tenait encore sa liste à la main, et il approchait en tenant ses yeux moqueurs sur Beauséjour.

— Mon ami, dit-il à ce dernier, j’ai un autre nom sur ma liste, un nom que j’ai oublié de mentionner, c’est celui de Beauséjour.

En entendant ce nom Clémence poussa un cri pour se précipiter ensuite sur le jeune homme et l’enlacer de ses bras.

— Ah ! non ! non ! cria-t-elle, vous ne le prendrez pas… vous ne le prendrez pas !

Tous les personnages demeuraient curieux et inquiets à la fois de la tournure qu’allaient prendre les choses.

À voix basse Beauséjour dit à Clémence :

— Ma chère amie, je vous prie d’être calme. Si vous me laissez faire, vous verrez que je saurai m’en tirer.

— Oh ! on va te tuer… on va te tuer ! gémit-elle.

— Non ! je vais m’en tirer, te dis-je !

Elle vit le jeune homme paisible et souriant et elle eut confiance, mais non sans sentir son cœur amoureux rongé par une cruelle angoisse.

— Ainsi donc, reprenait l’officier en souriant de triomphe, vous êtes bien Beauséjour.

— Dame ! se mit à rire notre héros, c’est à vous de vous rassurer sur ce sujet. Si je suis Beauséjour, vous devrez prouver que je suis bien l’homme nommé sur votre liste ; quant à moi, il m’appartiendra de prouver que je suis Marchand et non Beauséjour.

— Bah ! fit l’officier avec un accent moqueur, la preuve de mon côté est vite faite, attendu que j’ai votre signalement. Donc, je vous reconnais séance tenante pour Beauséjour, celui-là même que nous avons ordre de fusiller.

— Ah ! ah ! vous avez ordre de me fusiller !

— Voulez-vous voir cet ordre !

— Que m’importe ! puisque vous avez cet ordre. Allons ! Monsieur, exécutez vos ordres !

Et Beauséjour s’était dressé avec défi devant l’officier. Celui-ci alors commanda à ses soldats :

— Emparez-vous de cet homme, la plaisanterie est finie.

Clémence voulut encore s’opposer à l’acte des soldats. Beauséjour, toujours très calme et souriant, lui murmura :