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LA FIN D’UN TRAÎTRE

— Si Flandrin ne peut pas réussir à convaincre sa femme, il me restera le Comte de Frontenac. Oui, lui seul, alors pourra me rendre mon fils.


V

L’ÉMEUTE.


Depuis un certain temps les habitants du pays murmuraient d’une façon alarmante contre le gouvernement.

L’intendant-royal avait promulgué un édit par lequel tout citoyen du pays devrait, à l’avenir, faire un état de la valeur de ses biens, établir la somme de ses revenus ou de ses gains, et spécifier et produire en même temps ses charges, frais, dépenses, de famille et autres.

Le peuple avait de suite compris qu’on élaborait en sourdine un nouveau projet d’impôts.

Or, déjà le peuple se trouvait si lourdement imposé, que le fardeau lui en devenait insupportable. Commerçants, ouvriers, paysans, tous se plaignaient que les impôts prenaient le plus clair de leurs minces revenus. Le paysan, plus que tout autre, supportait l’énorme poids des contributions. Aussi, vit-on des gens de la campagne accourir à la ville pour faire des représentations respectueuses aux autorités.

Une quarantaine de ces gens, entre autres, que l’intendant avait refusé de recevoir, se présentèrent chez le Comte de Frontenac. Celui-ci les reçut sans apparat et avec une courtoisie toute simple en sa salle des audiences. Il admit que les impôts actuellement supportés par le peuple étaient très lourds. Mais il déclara que, dans cette question des charges imposées au peuple, il n’avait rien à voir, attendu que la chose relevait directement et uniquement de l’intendance. Tout de même, il essayerait d’user de son influence auprès de l’intendant, et promit de faire tout son possible pour que l’édit fût révoqué ou suspendu en attendant que le roi eût été consulté à ce sujet.

Si ces paroles apaisèrent les craintes du peuple, elles n’eurent pas l’effet de calmer son ressentiment à l’égard de l’intendant. Et si le peuple en voulait à ce dernier à cause des impositions qu’il ne cessait d’accumuler, il lui en voulait bien davantage pour refuser d’entendre ses réclamations. À son avis, l’intendant usait d’un pouvoir trop discrétionnaire et trop absolu.

Le mécontentement grandissait. Tous les jours de nouveaux groupes de cultivateurs venaient à la ville, et, incapables de faire valoir leurs représentations, ils allaient par les rues semant leur colère. L’ouvrier, l’artisan et le commerçant, faisaient cause commune avec le paysan.

L’intendant voyait bien l’orage s’élever contre lui, mais fort de son autorité il feignait de n’y prêter aucune attention.

Frontenac aussi entendait gronder le tonnerre, mais il ne s’en inquiétait pas ; au contraire, il s’en réjouissait, attendu que toute la tempête, si elle éclatait, se déchaînerait contre l’intendance. L’impopularité de l’intendant finirait par ouvrir les yeux à la Cour de Versailles, et Frontenac croyait voir déjà le jour proche où les ministres de France le débarrasseraient d’un ennemi. Pour un peu, le Comte eût incité le peuple à s’insurger contre l’intendant.

Ce fut un mardi, jour de marché, que la populace en arriva au paroxysme de la colère.

La température s’était adoucie, après avoir été pendant plusieurs jours froide et venteuse. La première et mince couche de neige qui avait quelques jours auparavant blanchi les toits de la ville, avait fondu rapidement sous le soleil. Seules les montagnes conservaient leur cape blanche. Et ce jour-là le soleil avait une tiédeur si printanière, qu’on oubliait les premiers frimas, et l’on espérait que l’hiver retarderait sa venue jusqu’à la Noël pour le moins. Ce beau temps avait donc attiré un grand nombre de paysans à la ville.

Des officiers civils envoyés par l’intendant se rendirent sur la place du marché, devant les magasins du roi, avec ordre de faire un inventaire des denrées et de toutes marchandises en général qu’y étaient venus étaler les paysans des campagnes voisines de la capitale.

Ceci se passait quelques jours après l’échec que la mère de Louison avait subi lorsqu’elle était allée réclamer son enfant chez la femme de Flandrin Pinchot.

Les officiers de l’intendant furent très mal accueillis sur la place du marché. Les premiers paysans refusèrent carrément de donner une estimation de leurs marchandises, alléguant que leur bien était leur bien, qu’eux seuls pouvaient à leur gré en faire l’inventaire, en établir la valeur et en disposer. Et quant à l’intendant et à ses émissaires, eh bien ! il valait mieux pour eux de se mêler de leurs affaires.

Les officiers, interloqués dès l’abord, voulurent ensuite montrer les dents.

Il fallait peu de chose pour soulever les esprits déjà mécontentés. Un rien pouvait faire éclater la colère du peuple. Ce rien se produisit. Ce fut une paysanne qui mit le feu à la mèche. Cette paysanne vendait des lainages, produit de son travail, tels que mitaines, bas, bonnets et divers tricots à l’usage des hommes et des femmes. Elle vendait aussi des souliers faits de peau de bœuf, des couvre-mitaines, des jambières que son mari fabriquait avec une rare habileté. Un officier de l’intendant s’étant présenté devant son étalage pour en prendre l’inventaire, la paysanne lui lança une savate à la tête en lui criant :

— Tiens ! va-t’en avec ça, cochon !

Si le franc rire retentit sur les lèvres des gens du marché, il n’en fut pas de même chez les officiers : ils poussèrent des cris de fureur semblables à des hurlements de loups qu’on a blessés par la flèche ou la balle.

— Aux gardes ! cria l’officier atteint par la savate de la paysanne.

Holà !… la prévôté… clama un autre.

— Qu’on appelle le lieutenant de police ! fit un troisième.

De jeunes et robustes paysans se jetèrent sur les officiers pour les faire taire d’abord, puis les faire déguerpir. Il se produisit une courte mêlée au cours de laquelle des officiers se virent joliment malmenés.

Ce premier brouhaha attira nombre de gens de la basse et haute ville. Une sourde rumeur