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LA FIN D’UN TRAÎTRE

courait dans l’espace. La voix du peuple et ses gestes respiraient la menace. Çà et là, sur la place du marché et aux alentours, des groupes se formaient où l’on discutait avec animation. Les regards étaient enflammés. Les figures se contractaient. On pouvait voir des jeunes hommes et quelquefois aussi des femmes s’armer de bâtons ou rondins quelconques, saisir des pierres. D’autres exhibaient des couteaux de boucherie, d’autres des haches, d’autres des barres de fer qu’on détachait des charrettes, d’autres encore les fouets à longue lanière de cuir dont ils se servaient pour stimuler la marche de leurs mulets, et d’autres leurs piques qui servaient à gourmander les bœufs trop lents à tirer la charrette.

À la vue de ces apprêts plus que significatifs, et devant le nombre toujours croissant de la plèbe irritée, les officiers de l’intendant, une douzaine environ, songèrent à retraiter sans attendre la venu des gardes du gouverneur et les soldats du prévôt. Ils allèrent en toute hâte notifier l’intendant de ce qui se passait sur la place du marché.

Mais, là, l’humeur belliqueuse de quelques jeunes paysans et ouvriers continuait de monter les esprits. Il importait de faire entendre haut et ferme à l’intendant qu’on n’était pas un peuple d’esclaves ; que lui, l’intendant, ne traiterait pas les citoyens libres du pays comme étaient traités les sauvages esclaves de Sillery et de l’Île d’Orléans. On avait des droits qu’on allait faire valoir, des libertés qu’on allait revendiquer de main ferme. L’heure avait sonné. Pas un homme qui se sentait du cœur au ventre ne continuerait de ployer l’échine sous la tyrannie. Plus que jamais il était temps de désarmer l’intendant de sa verge. C’est lui qui, à son tour, serait fouetté aujourd’hui. On le jetterait dans le Saint-Laurent ou dans le bassin de la rivière Saint-Charles. À la rigueur, on pourrait l’exposer à la potence de la rue Sault-au-Matelot avec une corde au cou. Ou encore, on pourrait en faire présent à certains sauvages Iroquois qui lui feraient passer prestement le goût de vivre et de manger les pauvres gens.

Certains jeunes gens d’une langue mieux pendue haranguaient la populace. Et celle-ci augmentait en nombre de minute en minute, elle murmurait, jurait quelquefois, gesticulait et s’agitait en tous sens. Boutiquiers, échoppiers, matelots, bateliers, mendiants, taverniers de la basse-ville, et petits commerçants, terrassiers, maçons de la haute-ville venaient se joindre aux paysans et ouvriers déjà rassemblés sur la place du marché. Ces derniers, se voyant si bien soutenus, prenaient de plus en plus confiance en leur nombre et en leur force. Ce n’était plus une bande de quelques mécontents, c’était, hormis les gros marchands alliés aux gens du gouvernement, tout le peuple qui affichait ses droits, réclamait ses libertés déjà entamées et secouait le joug.

Et ce peuple, pour profiter du moment où il se voyait le maître du champ de bataille et pour ne pas attendre que gardes du gouverneur, agents de la prévôté, soldats de la garnison vinssent faire la bousculade, oui, ce peuple décida de marcher contre l’intendance et de l’emporter d’assaut. Plusieurs ouvriers et artisans de la ville qui faisaient partie des milices coururent à leurs logis pour en revenir avec leurs mousquets, poudre et balles.

C’était l’émeute.

Et c’était la première fois, depuis l’origine de la Nouvelle-France, que le peuple s’armait contre ses dirigeants. Il est vrai que Champlain avait dû étouffer par la force quelques petites mutineries ; que M. de Mézy s’était vu une fois forcé de lancer contre le peuple des gardes et des soldats, mais ça n’avait été qu’une petite escarmouche entre les soldats et une bande de mécontents ameutés.

Mais là, c’était différent. Deux cents hommes au moins, jeunes pour la plupart, vigoureux et braves, soutenus par les femmes, applaudis par les enfants, et peut-être appuyés en secret par les grands marchands et les bourgeois, marchèrent avec ordre vers l’intendance et l’entourèrent.

Ayant compris que l’affaire prenait une tournure inquiétante, l’intendant avait dépêché un secrétaire et un commis auprès du Comte de Frontenac, du Lieutenant de Police et du Prévôt pour demander leur assistance.

Mais le peuple en colère voulait faire vite, et c’est pourquoi il attaquait déjà les portes de l’intendance à coups de haches.

Et chaque coup de hache recevait l’encouragement des femmes. Chaque bris de bois soulevait la joie des enfants. Chaque craquement faisait trépigner toute la foule. Les lazzi et quolibets volaient comme des flèches à l’adresse de l’intendant et de son personnel. Des éclats de rire se confondaient aux jurons et aux cris. Des galopins lançaient des pierres dans les carreaux des fenêtres. Les bris de vitre, le choc des haches, les craquements du chêne des portes déjà endommagées excitaient davantage les colères, attisaient les haines, entraînaient à l’émulation. Et les clameurs, sourdes et comme timides d’abord, s’élevaient dans le ciel ensoleillé, croissaient, grandissaient, prenaient plus d’ampleur, roulaient comme des tonnerres dans l’espace.

Parmi les cris et les fracas de tous genres, on pouvait entendre distinctement quelquefois ces hurlements :

— À bas la canaille !

— Sus aux voleurs !

— Mort aux coquins !

— À la hart les meurtriers du peuple !

— Au gibet de la rue Sault-au-Matelot !

Une jeune et jolie paysanne, encapuchonnée de rouge, sabots aux pieds, les poings sur les hanches et juchée sur une charrette, criait de toute la force de ses poumons :

— Holà ! nos hommes… mettez le feu au repaire des coquins !

Cette paysanne s’impatientait. Les haches lui paraissaient faire une besogne trop lente. Mais les portes étaient solide. Faites de chêne, elles étaient renforcées de barres de fer contre lesquelles les haches s’émoussaient. Alors, ne valait-il pas mieux mettre le feu, ainsi que le suggérait la jolie paysanne ?

L’idée parut bonne aux émeutiers. Mais on n’eut pas le temps de préparer l’incendie, car le