Page:Féron - La fin d'un traître, 1930.djvu/34

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
32
LA FIN D’UN TRAÎTRE

lents ; mais prends garde qu’ils ne te jouent quelque tour. Les masques finissent toujours par tomber.

— Les têtes aussi ?…

— Quelquefois.

— Allons ! se mit à rire Le Chêneau, nous nous écartons par trop du sujet qui m’amène.

— Que cherches-tu encore ? La vengeance ?…

— Non. La vengeance n’a plus d’attraits pour moi. D’ailleurs, ne suis-je pas pleinement vengé de ta traîtrise à mon égard par notre enfant ? Ah ! oui, Sévérine, si tu souffres et souffres au point d’appeler la mort, c’est notre enfant qui en est la cause et c’est lui qui me venge. Tu as voulu me faire souffrir, Sévérine, ah bien ! considère aujourd’hui ce que tu en retires. La pierre qu’on lance à autrui souvent rebondit, se retourne et nous frappe. Aujourd’hui ton enfant te frappe, et il te frappe en plein cœur.

— Tu es donc satisfait ?

— Non. Tu ne me comprends pas. J’ai dit que je ne tiens plus à ma vengeance, et tu vas voir. Écoute, Sévérine : tu sais que cet enfant ne sera jamais à toi ; tu sais que personne au monde, nul pouvoir humain, pas même le code de la loi ne pourrait te le rendre. Monsieur de Frontenac et toute sa puissance ne pourraient non plus te rendre ton enfant. Non, personne… pas même le roi de France, hormis un homme, un seul homme…

— Qui est cet homme ?

— Moi.

Sévérine regarda son mari avec incrédulité, ou plutôt avec une sorte d’incertitude faite d’un mélange de doute et d’espoir.

— Si je dis moi, reprit Le Chêneau, c’est que j’ai trouvé un moyen auquel personne ne pense ou n’a pensé.

— Quel moyen ? demanda Sévérine avec moins de doute et un peu d’espoir.

— Je te le dirai en temps opportun. Écoute encore : tu es riche, Sévérine, et je suis, moi, en train d’amasser une petite fortune. Réunissons nos biens, rattachons le lien que nous avons cassé, revivons notre vie commune, et cette vie commune nous la revivrons à trois, car, si tu consens, je te rendrai ton enfant.

Sévérine esquissa un sourire sceptique.

— Ta proposition est insensée, dit-elle. Comment pourrons-nous jamais refaire et reconstruire ce que tu as brisé pour la vie…

— Ce que j’ai brisé, dis-tu ? Oui, parce que tu l’as voulu !

— Je n’ai jamais voulu !

— Tant mieux, et je suis prêt à te l’accorder, puisque de ce fait il sera plus facile de nous entendre.

— Tu penses ? Moi pas. Peux-tu me démontrer que je pourrai vivre dorénavant avec toi et sous le même toit, toi que je hais de toutes les forces de mon âme, toi que j’exècre autant que j’aime mon enfant ? Non, tu ne le pourrais pas, ce n’est pas possible. C’est impossible, parce que je saisis très bien l’hypocrisie de tes paroles comme celle de ton masque. Tu cherches encore à me faire ta dupe. Dans quel dessein ? Je l’ignore. Toutefois, je ne suis pas loin de penser que tu médites à l’heure présente quelque affreux projet de vengeance contre moi. Eh bien ! sache que tes projets n’aboutiront pas… jamais ! Je suis sur mes gardes et je te tuerai avant que tu aies pu seulement lever une main sur ma personne.

— Tu t’obstines à repousser la parole de paix que je t’apporte ?

— C’est la guerre, encore et toujours, que tu apportes ! Tu n’es pas homme à mettre de côté ta vengeance ; tes regards, les traits de ton visage, tes paroles, le sourire venimeux et imperceptible de tes lèvres démentent la sincérité dont tu tentes vainement de te faire un manteau éblouissant. Tu veux ma mort, mais tu ne sais plus comment t’y prendre et ton cerveau diabolique s’épuise. Voilà trois fois que je t’échappe, et, chaque fois, ta haine pour moi a redoublé, ton désir de vengeance s’est triplé. Eh bien ! si tu veux frapper encore, Le Chêneau, frappe… mais frappe sûrement cette fois, sinon…

— Sinon, qu’arrivera-t-il ? ricana l’autre.

— Prends garde et ne me nargue point ! Sais-tu ce que je pourrais faire ? Je pourrais aller chez le Comte de Frontenac et lui dire :

« Excellence, ce valet de chambre du sieur Perrot est son lieutenant de police et il est ce musicien que vous avez pris à votre service un jour et qui a déserté votre demeure ; c’est aussi ce duc de Bonneterre qui est venu se moquer de vous et de vos amis ; c’est l’homme qu’au mois de mai dernier vous avez fait pendre au gibet de la rue Saut-au-Matelot… Excellence, cet homme est le pire des mécréants, il complote votre mort, il prépare l’évasion du sieur Perrot, votre prisonnier… »

— Et lors, dis-moi : penses-tu que le Comte de Frontenac resterait insensible ou indifférent ? Non, et tu le sais. Une heure après, le peuple de Québec te verrait accroché à ce même gibet auquel un hasard t’a arraché.

Le Chêneau éclata de rire et répliqua :

— Rien de tout cela, ma chère, ne pourrait arriver.

— Tu crois ?

— Sans doute. Es-tu assez naïve de penser que le Comte ferait pendre l’un de ses huissiers innocents sur la simple dénonciation d’une femme que l’infortune a rendue démente ?

— Oui, mais je dirais encore : « Excellence, voyez ce huissier… »

— Tu te trompes encore, Sévérine, parce que l’huissier serait devenu portier, ou garde ou cuisinier et peut-être…

Il s’interrompit avec un sourire ambigu et plongea dans les yeux troublés de sa femme un regard terrible et ironique à la fois.

— Quoi donc ? demanda la jeune femme intéressée malgré elle.

— Peut-être, articula lentement Le Chêneau, qu’alors je serais le prisonnier de Monsieur de Frontenac, c’est-à-dire le sieur Perrot, gouverneur de Ville-Marie, et je défie bien le Comte de Frontenac de faire pendre le gouverneur de Ville-Marie !…

Sévérine demeura stupéfiée devant l’audace de cet homme. Et elle pouvait penser ceci :

— Oui, il est bien capable de se transformer en gouverneur de Ville-Marie ! Le sieur Perrot, déguisé en valet de chambre ou en huissier, prendrait la poudre d’escampette. Ah ! ah ! voilà le