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LA FIN D’UN TRAÎTRE

projet qu’il médite de concert avec son maître… Mais il ne réussira pas, car j’informerai le Comte de Frontenac…

Et Sévérine, pourtant, en dépit de sa haine, de son exécration formidable pour cet homme, ne pouvait s’empêcher au fond, de l’admirer.

Le Chêneau abandonna le rictus sardonique qui s’était figé sur ses lèvres, reprit son masque triste et dit encore sur un ton qu’il voulait rendre sincère :

— Voyons, Sévérine, sois donc sensée. La vie peut être belle encore et bonne à vivre avec ton mari et ton enfant.

— Écoute à ton tour, Le Chêneau : je veux mon enfant, mais ne veux que lui seul. Me comprends-tu ? Eh bien ! n’insiste pas, ajouta la jeune femme en se levant. Va-t’en et reprends ton vil métier de valet de chambre et d’esclave, je n’ai pour toi que le plus grand mépris.

— Soit. Mais avant de te quitter, je te dirai mon autre projet…

— Je ne veux rien savoir.

— Tu le sauras bon gré mal gré puisque j’ai décidé de reprendre pour moi seul notre enfant. En repoussant mes offres, tu me fournis une preuve que tu ne veux pas ton enfant et que tu ne l’aimes pas…

— Tais-toi, misérable, cria la jeune femme exaspérée. Retiens bien que si cet enfant ne revient pas à moi, il n’ira encore moins à toi. Ah ! savoir seulement qu’il aurait la pensée de se donner à son père… à un tel père, je le tuerais ! Oui, je le tuerais plutôt ! Mais je suis folle, rien de tout cela ne saurait arriver. Tes menaces sont vaines, Le Chêneau. Va-t’en !

— Je m’en vais, Sévérine, mais je reviendrai !

— Garde-t’en bien !

— Je te dis que je reviendrai… Je ne sais pas quand, mais je reviendrai, sois-en sûre. Alors… Adieu, Sévérine Colonnier !

— Va-t’en, serpent !

Lorsque son mari fut parti, Sévérine sentit crouler toute l’énergie qui l’avait animée pendant quelques instants. Elle s’affaissa sur un tête-à-tête et demeura inerte. Oh ! c’est que son mari avait jeté dans son cœur plus d’épouvante qu’elle n’avait laissé voir. Sans se l’avouer, elle avait peur de cet homme, elle le redoutait comme un serpent. D’autant plus que ce démon pouvait se présenter sous la forme d’un ange sans qu’il lui fût possible de le reconnaître. Il pouvait, comme il avait dit, se rendre maître de Louison. Cette pensée releva les forces abattues de Sévérine et réveilla son énergie. Ah ! non, il n’aurait pas Louison. La mère était plus forte que le père. Elle se dresserait, elle veillerait. Non, elle ne quitterait pas Québec comme elle en avait fait le projet, car à quoi bon tant qu’elle laisserait cet homme derrière elle et vivant !

— Oh ! gémit-elle, cet homme est mon cauchemar, il m’est une constante menace. Même avec mon enfant, je vivrais sans cesse dans l’inquiétude et la crainte. Eh bien ! tant pis, il faut que cet homme meure, et il mourra ! Oh ! maintenant que je sais ce qu’il médite, c’est-à-dire de faire évader le sieur Perrot sous le déguisement d’un huissier du Comte de Frontenac et de prendre, lui, la place du prisonnier, j’ai une occasion sûre de le faire renvoyer à la potence de la rue Sault-au-Matelot. Oui, je me rendrai auprès de Monsieur de Frontenac et je lui dévoilerai les projets de ce monstre. Oh ! gare à lui ! S’il croit me tenir, il se trompe… c’est moi qui le tiens !…

Pendant que la jeune femme se livrait à ces pensées et à ces projets, Le Chêneau avait repris le chemin du Château Saint-Louis. Et voici ce qu’il pensait de son côté :

— Imbécile que je suis… croyant pouvoir reconquérir Sévérine, je lui ai dit des choses que j’aurais dû taire. Aussi, perspicace comme elle est, a-t-elle deviné mon projet de faire évader le sieur Perrot sous un déguisement. Pas de doute qu’elle va prévenir le Comte de Frontenac, et alors Perrot restera prisonnier et j’aurai manqué ma fortune, si l’échafaud ne me manque pas ! Bah ! l’échafaud… ne lui ai-je pas échappé une fois ?… NON BIS IN IDEM !… Non, on ne repend pas un homme dépendu ! Et la meilleure preuve en est, à mon sujet, que Sévérine va mourir et qu’ensuite je pourrai libérer le gouverneur de Ville-Marie. Oui, Sévérine va mourir avant qu’elle ait eu le temps de dévoiler mes projets au Comte de Frontenac.

Et Le Chêneau poursuivit son chemin, confiant et sûr de la victoire finale.

Mais il connaissait mal Sévérine, sa femme.

Dès le matin suivant, la jeune femme faisait mander à sa maison le Comte de Frontenac par sa servante Mélie. Le Comte vient, et Sévérine l’instruisit de la visite de son mari, le soir précédent, de l’entretien qu’elle avait eu avec lui et des projets qu’il élaborait pour faire évader le sieur Perrot.

— Merci, chère amie, dit le Comte, reconnaissant. Je veillerai et Perrot ne m’échappera point, et moins encore cet homme, votre mari, que vous appelez un serpent. Il retournera à la potence de la rue Sault-au-Matelot, je vous en donne ma parole.

X

FRONTENAC VEILLAIT…


Quelques jours s’étaient écoulés, sans que rien de nouveau vint troubler l’existence de nos personnages. Tout de même, cette accalmie ne laissait pas de faire naître dans l’esprit de certains personnages de cette histoire le présage de calamités dont il était difficile de prévoir les conséquences.

Il convient de dire en premier lieu que dans la classe dirigeante et, plus particulièrement, entre les deux partis qui se disputaient la domination absolue sur le pays — le parti de Frontenac et celui de Monsieur de Laval, — les cordes demeuraient toujours tendues. Les esprits s’étaient de plus en plus aigris, et les hostilités, quoique sourdes, se poursuivaient. Et un incident de peu d’importance dès l’abord avait ravivé le feu. Le Comte de Frontenac avait voulu réunir les membres du Conseil Souverain pour l’étude de certaines ordonnances qu’il désirait émettre. Monsieur de Laval et l’intendant, ainsi que deux autres membres de leur parti, n’avaient pas daigné répondre à l’invitation, de sorte que