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LA MÉTISSE

est venu. J’ai décidé de te marier, Esther.

Esther pâlit, baissa les yeux et ne put proférer une parole. Dans une vision d’éclair elle voyait tout l’échafaudage de ses amours s’effondrer, elle entrevoyait quelques sombres catastrophes dans lesquelles elle s’abîmerait. Son cœur se serra d’une angoisse mortelle.

— Oh ! je n’ai pas dit que j’allais me séparer de toi, reprit MacSon qui ne sut interpréter les sentiments de sa fille. Tu continueras de demeurer avec nous. Je dis « nous », parce que j’ai décidé de me remarier.

La curiosité l’emportant sur son angoisse, Esther regarda son père avec l’air de se demander s’il ne devenait pas fou. MacSon comprit ce regard et poursuivit :

— Oh ! j’ai tout mon bon sens, et demain tu sauras qui j’épouse. Pour le moment, il s’agit de toi, de ton avenir. Le gendre que j’ai choisi va m’être utile sur la ferme, puisque j’ai toujours besoin d’aide.

— À qui donc voulez-vous me marier ? interrogea tout à coup Esther dévorée d’inquiétude.

— À Hansen ! répondit MacSon sans broncher.

Le nom de l’homme détesté, la voix basse et autoritaire de son père, résonnèrent aux oreilles de la jeune fille comme une condamnation à mort. Un moment, elle demeura comme pétrifiée, sans un geste, sans un mot, sans le moindre signe de vie dans tout son être. Seul son sein trépignait d’une émotion ou d’une épouvante qu’elle ne pouvait maîtriser. Et ses yeux bleu de ciel, si candides d’ordinaire, sans éclat maintenant, fixes, exprimaient une horreur indicible.

Un peu hébété par l’expression de sa fille, le fermier demanda avec un sourire incertain :

— Quoi ! ça ne te va pas, ce mariage ?

Sans répondre, Esther baissa sa tête rousse sur les pages de son livre et se mit à pleurer silencieusement.

Ces larmes parurent irriter MacSon. Ses lèvres se pincèrent pour ne pas laisser éclater quelque affreux juron. Il fit quelques pas rudes par la chambre, s’arrêta et prononça ces paroles qui firent dresser Esther debout :

— T’as pas besoin de compter sur Lorrain… tu ne seras jamais sa femme !

La jeune fille avait jeté son livre dans un accès de courroux. C’était la première fois peut-être que la colère faisait bouillonner son sang. Elle cria avec un accent de résolution inébranlable :

— Jamais non plus je ne serai la femme d’Hansen !

La colère d’Esther fit naître celle de MacSon. Sa grosse face s’empourpra affreusement, les nerfs de son cou de taureau se gonflèrent, se tendirent, ses gros yeux roulèrent terriblement dans leurs orbites sanglantes, et, ricanant, MacSon répliqua à voix basse, ardente :

— Écoute, Esther, c’est moi qui suis le maître ici. Si tu ne veux pas d’Hansen, c’est ton affaire, je ne te forcerai pas. Mais retiens ceci : tu ne marieras pas, moi vivant, un français, et encore moins un Lorrain. Je t’arracherais le cœur plutôt…

Et avec ces paroles affreuses, MacSon ouvrit la porte et sortit.

Esther s’affaissa sur son lit et pleura. Elle voyait son avenir ruiné, tous ses rêves tombés l’un après l’autre en poussière, comme est tombée une moisson sous le rongement d’une nielle impitoyable. Pas un espoir… elle connaissait assez son père pour savoir qu’il commettrait l’action la plus odieuse pour empêcher la réalisation de ce qu’il appelait souvent, « un caprice de jeune fille ».

Pauvre enfant !… son père venait de faucher sans pitié, brutalement, la tige si douce et si tendre de son premier amour !


XXV


Après être sorti de la chambre d’Esther, MacSon, par un violent effort de sa volonté, appliqua à sa physionomie un calme et une jovialité qu’il était loin de ressentir au dedans de lui-même. Mais il allait se trouver en face d’Héraldine, à laquelle il lui fallait cacher ses sentiments, et surtout sa haine contre Lorrain. Car cette haine devenait apparente dès que le seul nom du français frappait son oreille, ou chaque fois que son image se présentait à l’imagination de l’Écossais.

— Oh ! si je pouvais me débarrasser de ce maudit français ! se répétait-il souvent.

En bas, le fermier trouva Héraldine seule. Hansen était allé aux étables. Ce ne fut pas sans un tremblement dans la voix que MacSon prononça ces paroles :

— Avez-vous pris une décision, Héraldine ?

La lampe à pétrole qui éclairait la cuisine était un peu plus basse qu’à l’ordinaire, et la pièce demeurait plongée dans une demi-obscurité. Aussi MacSon ne pouvait-il apercevoir que vaguement la figure très pâle d’Héraldine assise près du poêle. Mais il put la voir suffisamment pour saisir, du moins, en partie, ce qui se passait dans l’esprit de la Métisse. Il se sentit mal à l’aise. S’il n’eût eu honte de passer pour un timide, le fermier aurait retardé de quelque façon ce moment décisif, tant il redoutait d’entendre la voix profonde d’Héraldine.

Mais il demeura là, debout, presque haletant, ses gros yeux battus par les éclats sombres qui s’échappaient des yeux noirs de la servante. Et celle-ci parla, sans timidité, sans crainte, posément, forte de l’amour des deux petits là- haut, forte de sa conscience :

— Monsieur MacSon, j’ai réfléchi, beaucoup réfléchi. J’ai tout pesé dans la balance de mon jugement et de mon cœur, et je suis arrivée à cette conclusion que, même en y mettant toute ma volonté, toute mon âme, je ne parviendrais pas à être pour vous la femme que vous attendez de moi : je ne vous rendrais pas heureux.

Cette réponse tranquille, sincère, ne parut pas constituer un refus pour MacSon. Héraldine lui exprimait des doutes, des craintes, comme une fille sensée et consciente de ses devoirs futurs pouvait le faire. Mais ces craintes, MacSon se faisait fort de les faire éclipser, et cette pensée lui laissa l’espoir. Il se rassura.

— Héraldine, vous vous faites peut-être une idée exagérée de ce que j’attends de ma femme. Pour vous donner toute tranquillité, je peux vous assurer qu’il n’y aura rien de changé dans votre existence, dans notre vie commune. Nous allons vivre comme avant, et la seule diffé-