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LA PRISE DE MONTRÉAL

— Ah ! ah ! fit la commère, c’est toi, Lambruche ? J’avais verrouillé, parce que je pensais pas que tu viendrais souper.

— Vous avez bien pensé, Mame Ledoux. Mais vu qu’il n’y a plus rien à faire pour une heure ou deux, j’ai eu l’idée de venir me mettre une bouchée dans l’estomac. Peut-être bien que ça ne me fera pas de mal…

Il souriait placidement, niaisement même.

— T’arrives bien à point, Lambruche, j’étais justement après mettre la table.

Elle referma la porte. On était dans un passage noir, étroit et court au bout duquel se trouvait une autre porte. La minute d’après la femme et le milicien pénétraient dans une vaste cuisine. Un fourneau, sur lequel achevaient de cuire des aliments, et une cheminée réchauffaient la maison. Sept ou huit enfants, dont l’aîné n’avait pas plus de 10 ou 11 ans, s’ébattaient autour d’une table carrée. Un homme d’une quarantaine d’années, mais vieilli avant l’âge, trapu, l’air fruste, mais de visage honnête se chauffait paisiblement au feu de l’âtre. C’était le maître de la maison, le père Ledoux, simple manœuvre dans les chantiers de construction. À l’entrée du milicien les enfants cessèrent leur tapage, et le père Ledoux s’écria :

— Ah ! bien, Lambruche, il paraît qu’on se chamaille pour tout de bon ?

— Bah ! fit Lambruche avec un mouvement d’épaules dédaigneux, c’est un jeu d’enfants, rien que ça !

Il jeta son feutre sous la table et, dédaignant de prendre un siège, il s’assit par terre, le dos contre le mur.

— N’importe ! dit la mère Ledoux en essuyant son nez rouge du coin de son tablier, on peut toujours être contents d’avoir trouvé des fusils.

Lambruche sourit candidement.

Le père Ledoux s’écria, ravi :

— Sacre de sacre ! Lambruche, c’est une chance que ma femme ait été là, je n’aurais pas eu de fusil pour me battre demain. Car c’est demain, hein, que ça doit chauffer ?

— Oui je pense bien, répondit Lambruche.

La mère Ledoux en entendant les paroles de son mari, rayonna.

— Oui, et une chance du bon Dieu, fit-elle. Tout de même faut dire qu’on s’est piétés pour les avoir ces fusils-là. Comme de bon, j’ai pris le premier qui m’est tombé sous la main.

Le père Ledoux se leva et alla décrocher un fusil à une solive. Il l’examina un moment, le soupesa et dit :

— C’est une bonne arme. Avec ça, il y aura moyen de faire sa part.

Il alla replacer l’arme à feu et revint prendre son siège.

Le silence se fit.

La mère Ledoux, fredonnant, se mit à son fourneau. Lambruche et le père Ledoux allumèrent chacun un calumet. Les enfants, depuis l’arrivée du milicien, s’étaient tassés dans un angle de la pièce, et, silencieux et graves, rivaient leurs regards admiratifs sur la personne de Lambruche. Ils étaient pourtant accoutumés à le voir, ce personnage bizarre, attendu qu’il venait chez les Ledoux tous les jours pour y prendre ses deux repas. Le milicien, en effet, ne prenait jamais que deux repas par jour, le midi et le soir. Pour logement, il n’avait qu’une obscure et basse mansarde sous le toit des Ledoux à laquelle il parvenait à l’aide d’une échelle. Mais il ne grimpait à cette mansarde que juste pour y dormir le temps nécessaire. Ce n’était pas le soldat que les enfants admiraient chez Lambruche, car ce dernier n’avait pas plus l’air d’un soldat que rien ; il avait plutôt l’air d’un lourd paysan. Mais il portait toujours à son côté gauche une très bonne longue rapière. — Savait-il seulement s’en servir ? — et c’était précisément cette rapière qui excitait l’admiration des enfants du père Ledoux.

Qui était ce Lambruche ? Beaucoup de gens se l’étaient demandé, et personne n’en savait rien. Lui-même n’avait pu dire qui il était. Il ne s’était connu ni père ni mère et de toutes les souvenances de son jeune âge, il pouvait se rappeler qu’on l’appelait alors « Désiré ».

— Mais vous n’êtes toujours pas né comme un champignon ? lui avait fait remarquer la mère Ledoux qui l’avait interrogé à ce sujet.

— Je ne sais pas… avait simplement répondu Lambruche en secouant la tête avec indifférence.

Autant qu’il pouvait reculer dans l’écheveau brouillé de ses souvenirs, il se voyait un jour gamin d’une dizaine d’années dans une nombreuse famille de pêcheurs quel-