petit souper fin aux poupées de la ville ! Oh ! il n’y a pas de mal… pas le moindre ! Cela, c’est « gentilhomme », cela n’est pas du bambochage, cela est vertueux, cela est honorable, cela est admirable… Mais si, à moi, il arrive de ne pouvoir m’abriter derrière les murs d’un club et sous la nappe d’une table, et que je montre à tous la joie qui débonde de mon cœur, que je dévoile en plein soleil ma nature gaie et bruyante, on me dit : « Vaurien ! voyou ! déchet d’égoût »… Et on le dit plus particulièrement à des oreilles qui m’étaient ouvertes et qui, par après, se sont fermées à mes paroles d’amour, à mes promesses, aux chants de mon âme ! À moi, on ne dit pas seulement ceci ou cela… c’est trop peu : on me frappe au cœur ! Car, j’en ai un, un cœur, quoi que tu penses et dises, et j’en ai un plus grand que le tien, parce qu’il est franc, parce qu’il est sincère ! Le tien, ton cœur, veux-tu le savoir enfin ?… ce n’est qu’un tas d’hypocrisie !
LOUIS. — Tu divagues, mon cher !
JULES. — Écoute !
LOUIS. — Ah ! fiche-moi la paix !
(Il va s’asseoir à la table pour écrire).
JULES. — Écoute encore !
LOUIS. — Inutile de parler avec un chou !
JULES. — (riant) Tu n’as jamais dit si vrai : tu es le chou, n’est-ce pas ? Tu es même le chou gras ?
LOUIS. — Tais-toi !
JULES. — Tu ne veux plus m’écouter ?
LOUIS. — (avec impatience) Laisse-moi terminer cette lettre !
JULES. — Oh !… pardon, monsieur, si j’interromps vos épîtres d’amour ! Ce que je suis indélicat !
LOUIS. — C’est une lettre d’affaires.
JULES. — Vraiment ? Alors, je me reprends : je ne suis pas indélicat, je suis simplement… curieux.
LOUIS. — De fait, cette lettre te concerne.
JULES. — Ah ! bien… ce n’est pas possible !
LOUIS. — Lis toi-même !
(Jules prend la lettre que lui tend Louis. Il la parcourt des yeux avec un étonnement douloureux. Puis il s’indigne, froisse la lettre, en fait une boule et la lance à la tête de Louis.)
JULES. — (avec le geste) Canaille !
LOUIS. — Tu te trompes…
JULES. — Tu m’envoies… tu me chasses du toit de mon père, du foyer de ma mère ! Tu n’osais m’assassiner, c’était trop dangereux. Mais, au fait, tu es un monsieur, et tu sais prendre de ces moyens honnêtes pour faire disparaître un homme sans bruit… C’est superbe !
LOUIS. — Ne m’accuse pas injustement. C’est notre père qui a pris cette décision.
JULES. — Sur tes conseils ?
LOUIS. — Non… de lui-même !
JULES. — Vrai ?… Nous allons bien voir.
(Il court à la porte, l’ouvre avec violence et crie) Mon père… mon père… venez donc !
LA VOIX DE M. BERNIER. — Qui m’appelle ?
JULES. — Votre fils, Jules ! Quoi ! ne reconnaissez-vous plus ma voix ?
LA VOIX DE M. BERNIER. — Que se passe-t-il donc ?
JULES. — Il se passe que votre fils Louis est un scélérat, un menteur… Et il va se passer que, dans deux minutes, je l’aurai égorgé de mes deux mains !
(Il éclate de rire).
Scène QUATRIÈME
M. BERNIER. — (apparaissant en pyjama, un bougeoir à la main.) Eh bien ! que signifie toute cette comédie ?
(Mme Bernier entre à son tour, très pâle, vêtue d’un peignoir).
JULES. — Enfin ! c’est vous qui êtes l’homme terrible ici ? C’est vous qui, saisissant la calomnie au bond, perdez la tête au point de…
Mme BERNIER. — Jules, Jules, c’est à ton père que tu parles !
JULES. — (avec un sourire narquois) Et celui-ci, c’est mon frère ? (Il rit). Cela fait deux, ma mère, et ce sont ces deux-là qui me chassent de cette maison !
Mme BERNIER. — Tu ne partiras pas, Jules !
JULES. — (sur un ton résolu) Maman, je partirai… Cet homme n’est plus mon père ! Cet homme n’est pas mon frère !
M. BERNIER. — (passant de l’étonnement à la colère.) Plus un mot, Jules ! C’est assez de désordres et de scandales !
JULES. — Prenez garde à d’autres scandales plus grands et qui auront plus de retentissement !
Mme BERNIER. — Il faut essayer, André, d’arranger les choses sans bruit.
M. BERNIER. — Qu’il s’en aille d’abord. Si plus tard il revient avec des sentiments meilleurs, eh bien ! alors nous verrons.
JULES. — Oh ! je veux bien m’en aller… Seulement, je ne veux pas partir sans que vous sachiez…
M. BERNIER. — Je ne veux rien savoir.
JULES. — Vous saurez quand même.
M. BERNIER. — Louis, mets-le à la porte !
LOUIS. — (marchant sur Jules) Sors !
JULES. — Pas à présent !
LOUIS. — Obéis… sinon…
(Tous deux se menacent du regard)
Mme BERNIER. — (intervenant) Vous êtes frères tous deux… songez-y !
LOUIS. — Il a renié ce titre (Il saisit Jules par les épaules et le pousse vers la porte. Jules résiste). Va-t-en, c’est mieux !
JULES. — (se dégageant et repoussant Louis) Je m’en irai de moi-même, et non chassé comme un chien !
M. BERNIER. — (d’une voix tremblante de fureur) Faut-il que j’y mette la main ? Prends garde à la secousse, Jules !
JULES. — Je veux embrasser ma mère… je vous défie bien de m’en empêcher, vous et votre secousse !
(Il court à Mme Bernier, passe ses bras à son cou, la baise sur le front, l’abandonne, puis, très digne, très fier, sans mot dire, il sort).
(Alors Mme Bernier s’écrase sur un divan en éclatant de sanglots).