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LA SECOUSSE

M. BERNIER.(élevant le ton). Sans doute. Appelles-tu de la sagesse et du bon sens la vie qu’il mène ?

Mme BERNIER. — Ah !… Quelle vie mène-t-il, que tu te montes déjà le sang ?

M. BERNIER. — La vie qu’il mène, c’est une vie à quatre pattes ! C’est une vie de…

Mme BERNIER. — André, tâche…

M. BERNIER. — Oui, je tâcherai à l’avenir de ne plus participer à sa ridicule existence.

Mme BERNIER. — Comment… participer ?

M. BERNIER. — Mais oui… puisque je suis assez sot de lui fournir l’argent qu’il s’obstine à ne pas gagner. Si, au moins, toutes ses escapades, il les payait de sa poche et de son argent !

Mme BERNIER. — Il est si jeune…

M. BERNIER.(s’indignant) Tu l’excuseras donc toujours ?

Mme BERNIER. — C’est un enfant. Toi-même dans ton jeune âge…

M. BERNIER.(avec importance) Dans mon jeune âge, madame, nous étions sages comme de petits gentilhommes.

Mme BERNIER. — Jules est exubérant.

M. BERNIER. — Il importe de le refroidir. Un jour ou l’autre, il nous jettera une bombe à la tête. Sais-tu ce que je pense, Julie ?

Mme BERNIER. — Rien de mal, au moins ?

M. BERNIER. — Tout du bien. Je songe à envoyer Jules en pays étranger où, ne pouvant compter sur la bourse trop largement ouverte de son père, il sera bien forcé de chercher son existence dans le travail.

Mme BERNIER. — Tu ne feras pas cela !

M. BERNIER. — J’y suis décidé.

Mme BERNIER. — Pourquoi veux-tu m’ôter mon fils ?

M. BERNIER. — Pour qu’il ne jette pas sur nous le déshonneur.

Mme BERNIER. — Tu exagères : Jules s’amuse comme tout jeune homme, c’est vrai ; mais il s’amuse avec mesure.

M. BERNIER.(éclatant de rire) Avec mesure !… Ah ! veux-tu que je te dise où, à cette heure, nous pourrions trouver Jules ?

Mme BERNIER.(avec humeur) Je ne tiens pas à le savoir.

M. BERNIER.(ironique) Puisque tu dis qu’il s’amuse avec mesure…

Mme BERNIER. — Je le pense, et cela me suffit.

M. BERNIER. — À moi ça ne suffit pas. Jules, en ce moment où je te parle, est ancré dans quelque bouge avec une bande de filles de rien ou avec un troupeau d’ivrognes.

Mme BERNIER.(avec indignation) Ah ! c’est trop ! Oublies-tu, André, que c’est ton fils que tu calomnies ?

M. BERNIER.(ricanant) Mon fils ?… peut-être !

Mme BERNIER.(avec étonnement) Peut-être !

M. BERNIER.(gravement) Oui, me voilà arrivé au doute sous ce rapport.

Mme BERNIER.(se levant) Malheureux, est-ce moi que tu veux outrager maintenant ?

M. BERNIER.(doucereux) Entendons-nous, Julie. Je ne doute pas que Jules soit de ma chair ; mais tu me l’as pris tellement, que moi, son père, je suis à ses yeux une nullité. Pour lui, il n’y a plus que mon coffre-fort qui compte.

Mme BERNIER.(se rasseyant) Je dis que tu le calomnies. Oh ! je comprends bien que tout ce que tu en dis de mal n’est qu’un calcul.

M. BERNIER.(sans comprendre) Un calcul ?

Mme BERNIER.(ironique) C’est pour grandir le caractère de Louis à qui tu veux tout donner.

M. BERNIER.(avec conviction) Louis, c’est le travail, c’est la probité, c’est l’honneur !

Mme BERNIER. — Étant plus vieux que Jules, il est plus raisonnable.

M. BERNIER. — Il n’a jamais été ce vaurien qu’est Jules. Ah ! Louis, c’est vraiment mon fils !

Mme BERNIER. — Penses-tu qu’il n’est pas mon fils aussi ?

M. BERNIER. — Je ne dis pas, ma chère amie ; seulement, tu n’as pas pour lui l’admiration…

Mme BERNIER. — Que j’éprouve pour Jules ?

M. BERNIER. — Justement.

Mme BERNIER. — Tu ne sembles pas comprendre, André, que l’amour maternel éprouve souvent de ces penchants irrésistibles pour le plus jeune des enfants d’une mère ?… Voilà bien la différence entre nous deux ; tu préfères ton aîné, moi, mon cadet. Mais cela n’empêche pas que nous les aimions tous les deux et que nous travaillions consciencieusement à assurer leur avenir.

M. BERNIER. — Tu n’as jamais parlé si bien, Julie. Voilà donc, que nous allons nous entendre. Aujourd’hui, je conçois que le meilleur moyen d’assurer l’avenir de Jules, c’est de l’envoyer à l’étranger.

Mme BERNIER. — Non… nous ne pourrons nous entendre sur ce terrain. Car je devine ton but, André : tu veux écarter Jules, l’éloigner pour qu’il ne reste aucun motif, que dis-je ? aucun scrupule de donner toute ta fortune à Louis. Eh bien ! moi je ne veux pas cela.

M. BERNIER.(avec surprise) Tu ne veux pas cela ?

Mme BERNIER. — Je m’oppose à l’éloignement de Jules pour le profit entier de l’autre.

M. BERNIER.(avec sévérité) Tu me saisis mal. Quand Jules sera assagi, je serai disposé à tout faire pour lui.

Mme BERNIER. — Il y a moyen de l’assagir sans l’éloigner de la maison, sans le chasser.

M. BERNIER.(autoritaire). Il n’y a pas d’autre moyen. J’ai décidé qu’il partira.

Mme BERNIER.(se levant de nouveau) Il ne partira pas !

M. BERNIER.(se levant aussi) Ne suis-je plus le maître ici ?

Mme BERNIER. — Soit. Mais je partirai avec lui !

M. BERNIER. — Tu resteras avec moi !

Mme BERNIER. — Non. Chassant le fils, tu chasseras la mère !