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— Lâches ! lâches !… cria-t-il furieusement.

Les silhouettes des matelots s’étaient remise à danser autour du jeune homme, dont l’épée ne frappait que du vide noir. Et, à présent que Lambert avait quitté le mur du hangar, les matelots essayaient de le frapper par derrière. Mais Lambert bondissait, reculait, plongeait son épée dans le noir d’encre, reculait encore, sautait de côté, puis revenait à la charge… si bien que les matelots ne percevaient que le sifflement d’une lame d’acier qui décrivait dans l’obscurité des zigzags étincelants. Et cette bataille — si toutefois il est permis d’appeler ainsi la scène qui se passait là — devenait un spectacle étrange et fantastique. À ce jeu, néanmoins, Lambert ne pouvait durer longtemps. Il se fatiguait, son bras droit commençait à faire très mal, sa respiration devenait de seconde en seconde un halètement saccadé, et sa tête tournait, ses yeux s’embrouillaient… Qu’allait-il devenir ? Il se sentait le jouet de ses ennemis. Tôt ou tard, il comprit qu’il lui faudrait capituler, c’est-à-dire se laisser percer de coups. Donc, à moins d’un miracle, il n’y avait plus pour lui d’espoir de vivre longtemps. La moindre blessure maintenant pouvait réduire le reste de se forces à néant.

Mais Lambert était courageux, il irait jusqu’au bout, tant qu’il lui resterait une once de vigueur, il n’abandonnerait pas sa peau aux fauves qui tournoyaient autour de lui.

Soudain, tout son être fut secoué par un frisson de joie : son épée venait de pénétrer tout entière dans un corps humain. Il entendit un gémissement de douleur et d’agonie, et ne pouvant dégager de suite sa lame, il se sentit entraîner dans une chute d’hommes.

Un cri terrible s’éleva dans la nuit silencieuse, et ce cri, poussé par les cinq matelots, ressembla à un cri de triomphe. En effet, cinq ombres humaines, rugissantes, se ruèrent contre Lambert qui vainement tentait de retirer son épée du corps humain où elle s’était enfoncée, et cinq lames de poignard se levèrent en même temps pour le frapper à la gorge et au cœur…

Mais à l’instant même, à deux pas de là, les vitres d’une fenêtre volèrent en éclats, un volet fut violemment poussé, puis la lumière vive d’une lanterne projeta sa clarté sur les personnages de cette scène terrible, et dans la clarté apparut la silhouette de Miss Tracey Aikins. Et Miss Tracey tenait, à sa main droite un pistolet qu’elle tenait braqué sur les cinq matelots.

Jean Lambert, aux premiers rayons de cette lumière, s’était rejeté en arrière juste à temps pour ne pas être atteint par les cinq poignards qui s’abattaient sur lui. Mais les matelots s’apprêtaient déjà à se ruer encore contre le jeune homme…

Mais Miss Tracey prononçait d’une voix claire et menaçante :

— Arrière, assassins… ou je tire !

Cette arme à feu intimida les matelots, qui reculèrent en faisant entendre un grognement sourd. Quant à Jean Lambert, il demeurait tout abasourdi, ses regards attachés sur cette apparition subite, incapable de parler ou de faire un geste.

— Laissez tomber vos armes ! commanda encore Miss Tracey aux matelots, sombres et rugissants.

Quatre lames d’acier rendirent un son métallique en tombant sur le sol. Mais le cinquième matelot, terrible et farouche, refusa de se rendre à l’injonction de la jeune fille.

La voix de Miss Tracey vibra péremptoirement :

— Bas ton fer, Tom Baxter !

— Non ! rugit le matelot qui voulut s’élancer contre Lambert.

À la seconde même une détonation éclata, une langue de feu zébra l’espace et le matelot récalcitrant s’abattit sur le pavé en poussant un hurlement de rage et en vomissant un flot de sang : la balle de Miss Tracey lui avait traversé la gorge.

La jeune fille jeta son arme, prit un autre pistolet à sa ceinture, ajusta les quatre autres matelots et dit d’une voix autoritaire :

— Quant à vous autres… décampez !

Les matelots ne se le firent pas répéter ; en moins d’une minute ils avaient sauté pardessus la barrière et s’étaient engouffrés dans l’obscurité de la Ruelle-aux-Rats.

Alors Jean Lambert courut à la jeune fille et voulut la prendre dans ses bras, tout en murmurant :

— Ah ! merci, Miss Tracey…

La jeune fille l’arrêta d’un geste.

— Comment se fait-il, demanda-t-elle, que vous soyez ici ?

— Parce que vous m’y avez donné rendez-vous, répliqua Lambert, très surpris.

— Ah ! je me doutais bien, répliqua-t-elle avec un sourire amer, qu’on avait tramé un complot contre votre vie ; c’est pourquoi je suis accourue vous défendre. Si le hasard