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résolut aussitôt de descendre jusqu’à la Pointe-aux-Trembles pour y opérer sa jonction avec Montgomery, qui s’apprêtait à marcher sur Québec, après avoir soumis Montréal et Trois-Rivières.

Le 19 novembre Carleton arrivait à Québec qu’il trouva dans une grande agitation. Depuis plusieurs jours, presque toute la population civile anglaise voulait livrer la cité aux Américains et accepter de vivre sous leurs lois. Mais les Canadiens ne voulaient pas entendre parler d’un tel projet. Dans toutes les assemblées réunies par ces Anglais, les Canadiens avaient vivement protesté, et ils avaient clamé qu’on défendît la ville quelques sacrifices qu’il en coûtât. Mais à la nouvelle que Montréal et Trois-Rivières s’étaient rendues, un grand nombre de Canadiens se mirent à pencher du côté du projet anglais : livrer la ville aux Américains.

Ce fut sur ces entrefaites que Carleton arriva.

Ce jour-là, il y eut une grande manifestation des commerçants anglais, si bien que les soldats furent appelés de leurs casernes pour maintenir l’ordre.

Indigné contre ces Anglais traîtres à leur roi et à leur pays, Carleton leur intima l’ordre d’avoir à prendre la défense de la ville ou à sortir de ses murs ; cet ordre concernait également les Canadiens qui ne voulaient pas prendre fait et cause pour l’Angleterre.

Il se produisit alors une scission, deux camps se formèrent : l’un comprenait les partisans des Américains, c’est-à-dire les trois quarts de la population civile anglaise et environ quatre cents Canadiens ; le deuxième camp était composé du reste de la population anglaise et de la majorité de la population française.

La vue des Canadiens mêlés aux Anglais rebelles fit mal au cœur de Jean Lambert, qui était là à la tête de son détachement.

Il marcha vers ces Canadiens pour s’arrêter à quelques pas et les interpeller ainsi :

— Hé !… que faites-vous là, vous autres ? Êtes-vous encore des Canadiens, ou doit-on vous comprendre avec les traîtres ? Quel sang donc coule en vos veines, que vous vous séparez de nous ? C’est votre cité de Québec, cette vieille forteresse française, que vous abandonnez ? Ce sont vos foyers que vous désertez ? C’est le sol qui vous fait vivre que vous livrez à l’ennemi ?…

— Et que font donc ceux-là ?… riposta un gaillard piqué au vif par les paroles de Lambert, et en désignant les Anglais qui refusaient de défendre la ville.

— Ceux-là ?… répliqua Lambert avec mépris… ils n’ont pas de patrie ! Ici ou là, que leur importe ! Ceux-là… cherchent les affaires et l’argent ; pour eux le sol natal, le foyer, la famille, ça ne compte pas… car eux ne sont pas français ! Mais vous, mes frères ?… Ah ! dois-je vous appeler encore mes frères ?… oui, vous qui êtes les descendants de ces grands soldats qui ont versé tant de sang pour vous conserver votre terre, ne sentez-vous pas la honte qui rougit vos fronts canadiens ? Et voyez-les ces Anglais que vous allez suivre dans le sentier du déshonneur… ne vous regardent-ils pas avec mépris déjà ! Ceux-là voient mieux que vous toute la lâcheté de votre action ! Suivez-les… mais vivez avec leur mépris ! Allez aux Américains… mais allez aussi avec la honte de l’asservissement et de l’esclavage ! Abandonnez votre patrie expirante… et choisissez l’exil amer et douloureux, la terre qui vous nourrira de souffrances et d’ignominies ! Allez, mes frères… nous ne vous maudirons pas, nous vous plaindrons seulement !

Et, fier, hautain, méprisant, Jean Lambert fit demi-tour et rejoignit son bataillon.

— Bravo ! mon Jean… cria Cécile Daurac ; tu viens de parler comme un homme, comme un vrai canadien, comme un pur patriote. Ah ! ajouta-t-elle avec une amertume touchante, si tous nos hommes avaient du cœur comme celui-là et comme tant d’autres…

Elle fut interrompue par une formidable clameur qui partait des rangs des Canadiens rebelles. Et dans la clameur ces paroles dominaient :

— Nous… des lâches ?

— Nous… des traîtres ?

— Nous… des sans-cœur ?

Il se produisit un terrible remous dans le camp rebelle, puis quatre cents Canadiens… ah ! c’étaient des hommes cette fois… le sourcil froncé, les dents serrées, le pas rude, marchèrent vers Jean Lambert. La masse était compacte, tout comme un régiment qui s’apprête à recevoir l’assaut de l’ennemi.

Le rude gaillard, qui avait interrompu Jean Lambert, croisa les bras et dit sur un ton farouche :

— Donne-nous des fusils, Jean Lambert, et tu verras qu’on a du bon sang dans la peau et du cœur dans le ventre !… Donne-nous des fusils !