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LA TAVERNE DU DIABLE

Il but jusqu’à la dernière goutte son eau-de-vie, fit claquer sa langue et dit simplement :

— Very good !

Rowlev, Aikins et Lymburner s’étaient assis à la même table, face au major américain.

— Well, Lucanius, dit Lymburner, nous sommes très curieux, penserez-vous, mais nous avons hâte de savoir tous les détails de l’exploit que vous venez d’accomplir.

— L’Américain pinça ses lèvres minces, ce qui chez lui était une manière de sourire, et il répondit :

— Mon exploit fût passé inaperçu sans cette sentinelle damnée qui a jeté un cri avant que je la frappe à mort.

— Ah ! diable ! s’écria Aikins en tirant ses favoris roux avec émotion, vous avez frappé à mort une sentinelle ?

— Il a bien fallu, répliqua rudement le major. À l’aide d’une échelle, que deux de mes hommes avaient appliquée à la muraille entre les deux batteries de la porte Saint-Jean, j’avais réussi à me hisser sur le faîte du mur. Je rampais doucement, sans bruit, vers la plateforme de la batterie, à gauche. Je ne voyais pas un chat. Tout était calme. Je me sentais chez moi. J’approchai de la batterie. J’aperçus, assis contre l’affût d’un canon, un individu qui, trop surpris sur le coup, se mit à me reluquer avec des yeux hébétés.

« Mon ami, lui dis-je, en glissant une bourse dans ses mains, le général Carleton te fait présent de cette bourse pour le zèle et le dévouement que tu prodigues au drapeau de l’Angleterre.

« L’homme soupèse la bourse, puis me regarde avec doute et fait un mouvement pour se mettre debout.

« Par prudence je le contrains à demeurer assis. Tirant un poignard, je le lui applique sur la gorge et je lui dis cette fois sur un ton menaçant : — Mon ami, le général Carleton m’a intimé l’ordre, au cas où tu ne saurais, par modestie ou autrement, accepter cette bourse, de te trouer la gorge et le cœur de ce poignard !

« J’étais assuré que ce dernier argument serait irrésistible. Mais je me trompais : l’idiot pousse tout à coup un cri terrible… J’enfonce le poignard jusqu’à la garde.

« Mais à vingt toises de là éclatent aussitôt des coups de fusils, j’entends des balles siffler à mes oreilles, ricocher autour de moi. J’étais trop avancé, pour songer à reculer. De la plateforme de la batterie je saute au pied du mur le long duquel je me glisse. Ma silhouette avait été aperçue : d’autres coups de feu résonnent, des balles s’aplatissent devant et derrière moi contre le mur. L’une d’elles m’érafle le bras gauche. Je cours. De toutes parts s’élèvent des clameurs indistinctes… une vive fusillade me poursuit. Je vois des ombres humaines passer et repasser devant moi. Je m’arrête, je respire, je bondis en avant. Je culbute des citoyens effarés, des femmes affolées, des soldats qui, la tête perdue, tirent des balles dans l’espace. J’arrive à la porte du Palais… Là une escouade de fantassins se fait ouvrir la porte. Ces fantassins courent après un espion. Or je suis l’espion, et il arrive que c’est moi qui cours après eux. En effet, je me faufile au travers d’hommes, de femmes, d’enfants… je me glisse au travers des fantassins qui franchissent la porte en désordre. Des coups de feu me saluent et me narguent. Je dégringole en cette ville basse… Je franchis des barrières, des barricades, je passe sur le ventre de miliciens, j’entends des jurons, des imprécations… des balles me font sans cesse escorte, mais du peuple aussi, mais des soldats aussi… Devant moi une houle humaine, derrière moi une autre houle… Des lueurs de flambeaux m’aveuglent, et cela m’agace plus que les balles, que les clameurs, que les imprécations. À ma droite j’aperçois une boutique avec ses volets clos. D’un coup d’épaule je fais sauter le volet, j’enfonce la fenêtre, je pénètre dans une boutique noire comme un trou d’enfer, des femmes se dressent sur mon passage, je les culbute sans pitié. Je franchis une maison dont je n’ai pas le temps de reconnaître les aîtres. Je vais comme un bolide, droit devant moi, au risque d’aller m’assommer contre un mur de fer ou de granit. Je vois une porte, je l’ouvre, je sors, je la referme et je tombe sur une ruelle déserte. Sur la rue à ma gauche j’entends les cris :

— « L’espion !… l’espion !…

« Je m’égare dans les ruelles noires, j’enfile une rue quelconque, et alors que je me crois délivré de la tourbe ameutée, je me retrouve presque aussi pressé que l’instant d’avant. Je bondis encore… Mais je commence à désespérer, lorsque tout à coup un homme me barre le chemin en me couchant en joue de son pistolet… »

— C’était moi, interrompit Rowley, en regardant Aikins et Lymburner.

— Yea ! yea !… murmura Aikins qui de ses deux yeux dévoraient d’admiration ce petit homme rachitique qui, lui semblait-il,