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LA TAVERNE DU DIABLE

les barrières de Près-de-Ville. Mais là était la partie la plus facile de son programme. Il lui restait une terrible difficulté à vaincre : la nature même des lieux. Car là, pour approcher de la rue Champlain il avait à s’engager avec ses hommes dans ce sentier étroit qui longeait la muraille du cap, sentier dans lequel les glaces du fleuve s’étaient amoncelées et qui formaient comme une ligne de rochers plats, pointus, inégaux, glissants, sur lesquels le pied de l’homme ne trouvait pas de prise. Et ce qui restait d’un peu praticable de ce sentier, était si difficile d’abord, si étroit, que deux hommes ne pouvaient s’y engager de front. Il fallait donc passer à la file, homme par homme, et avec quelles précautions encore ! Impossible d’y traîner du canon ou le moindre bagage, les soldats avaient déjà une charge trop encombrante à porter leurs fusils et leurs cartouches. Et, en plus, ce qui rendait la marche plus difficile, c’était la tempête de neige qui faisait rage, qui aveuglait. Les hommes grimpaient des glaçons, glissaient, sautaient, tombaient, s’assommaient… Parfois des rafales de vent plus violentes les soulevaient, les emportaient, les jetaient contre l’affreux rocher perpendiculaire qui se dressait comme un géant terrible dans la nuit et l’ouragan. Des soldats, à bout de souffle, les mains meurtries, les genoux brisés à se hisser au sommet des glaçons, se laissaient tomber dans un trou, ou pour se reposer ou pour mourir. Plusieurs à l’entrée de ce sentier, prévoyant tous les dangers et les difficultés inouïes qu’ils allaient rencontrer, avaient rebroussé chemin, favorisés qu’ils étaient par la tempête et la nuit. Ils préféraient cent fois mieux se jeter contre un ennemi connu que contre le mystérieux devant lequel ils allaient sans avoir la chance ni de combattre ni de se défendre. Encore s’il eût fait jour ! Mais dans la nuit noire, dans un tourbillon de neige qui ne permettait pas de voir à deux pas de soi, non !… Ou il fallait avoir un courage extraordinaire, ou il fallait être fou ! Eh bien ! un homme avait eu le premier ce courage extraordinaire, un homme fort, énergique, un homme à la trempe de fer, un homme comme peu de peuples en ont célébré dans leurs annales guerrières, un héros, qui, par son audace, par sa vaillance, par sa bravoure, avait réussi à entraîner après lui sur ce chemin de la mort, les quatre cinquièmes de sa petite armée : et cet homme, c’était le général américain Montgomery !

Quel prodige cent fois renouvelé n’accomplit pas cet homme dans cette nuit célèbre, prodige qui demeure ignoré de la race humaine ! Quels exploits dignes de l’épopée n’a-t-il pas accomplis et qui n’eurent pas de témoins !

Car cet homme une fois qu’il eut franchi le passage le plus difficile, lorsqu’il sentit ses pieds se poser sur un sol plus égal, plus ferme, oui cet homme, à l’armature d’acier, retourna à l’arrière, refît ce terrible chemin à moitié, peut-être davantage. Il allait aider aux retardataires, aux blessés. Il trouva l’un de ces hommes incapable d’avancer à cause de ses pieds qui faisaient trop mal, par les trous de ses souliers il s’était écorché les pieds. Montgomery le chargea sur ses épaules et lui fit franchir ainsi le plus difficile du chemin.

Il revint sur ses pas, grimpant, glissant, tombant lui aussi. Trois soldats ne pouvaient aller plus loin à moins d’abandonner leurs bagages. Montgomery prit les bagages, les jeta sur son dos et dit :

— Venez ! ce n’est rien !

Et il retourna encore à l’arrière aider à d’autres malheureux qui demandaient déjà la mort, plutôt que de suivre ce parcours affreux.

N’importe ! l’homme de fer, le héros antique était là… Il les conduisit à la terre ferme ! Et c’est ainsi qu’il réussit, ce vaillant, à transporter par ce passage fantastique, un peu plus de trois cents hommes ! L’instant d’après la mort des grands héros allait couronner ses exploits !

Et devant de tels exploits le monde entier se découvre !

Il était près de six heures du matin lorsque Montgomery arriva avec sa troupe devant la première barricade qui barrait l’entrée de la rue Champlain.

Les sentinelles avaient déjà signalé l’approche des Américains, de sorte que les défendeurs de la barricade étaient sur le qui vive. Cette barricade avait été confiée depuis quelques jours au capitaine Marcoux, un gaillard de la trempe de Dumas. Quant à Dumas il était en charge de la barricade placée à l’ouest des casernes, et il avait été entendu que, en cas de difficultés graves, Marcoux lui demanderait des secours. Dès qu’on apprit l’avance des Américains du côté de Près-de-Ville, Dumas envoya Lambert avec vingt-cinq hommes pour supporter Marcoux et ses cinquante miliciens. Dumas ne demeurait qu’avec cinquante hommes, car on se rappelle que Carleton, au début de l’attaque du côté de la campagne avait tiré quel-