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LA TAVERNE DU DIABLE

Lambert ne réussit pas à renverser le major, et dans la lutte vive qui suivit, les deux hommes se trouvèrent complètement séparés du reste des combattants. Lambert avait sa droite crispée à la gorge du major et sa main gauche à sa taille ; le major enserrait Lambert à la taille de ses deux bras. Tous deux cherchaient à s’enlever et à se jeter par terre. Ils tournoyaient, haletaient, rugissaient.

Lorsque parut le capitaine Laws avec ses soldats, il se produisit un remous puis une bousculade parmi les officiers américains et les miliciens, Lambert et Lucanius toujours aux prises furent poussés dans la cuisine qui était déserte. Dans cette poussée Lucanius, pour ne pas tomber, avait saisit la poignée de la porte, et dans l’élan qui suivit il attira la porte qui se ferma. Les deux adversaires se trouvèrent seuls dans la cuisine et, tenaces l’un et l’autre, continuèrent de lutter. Un escabeau qui se trouvait sur leur passage les fit tomber. Ils se relevèrent, sans toutefois lâcher leur étreinte, mais dans ce mouvement Lambert perdit l’équilibre et il tomba de nouveau contre une porte qui s’ouvrit au choc et il entraîna avec lui Lucanius. Celui-ci, alors, par un curieux mouvement des reins fit perdre à Lambert son étreinte, se dressa sur ses pieds, bondit jusqu’à la porte qu’il referma et verrouilla, puis revint sur Lambert en le tenant en joue avec un pistolet. Lambert venait de se relever.

Les deux adversaires se trouvaient dans une petite salle meublée d’une table et de quelques sièges, et cette salle, située à l’arrière de la maison, n’était éclairée que par une croisée dont les volets étaient fermés. De sorte que la salle demeurait plongée dans une demi-obscurité.

Lucanius et Lambert se trouvaient séparés tous deux par la table.

Lambert en se relevant voulut prendre ses pistolets passés à sa ceinture. Mais le major américain le prévint :

— Ne faites pas un geste sans ma permission, pas un mouvement, si vous tenez le moindrement à la vie !

Lambert frémit de rage impuissante et répliqua :

— Allez, monsieur, tirez… vous êtes le plus fort !

— Non, dit Lucanius en secouant la tête, je ne tue jamais un homme sans défense, et je m’en voudrais pour le reste de mes jours d’avoir assassiné un brave tel que vous. Mais, je suis brave aussi, comme vous avez pu le constater, et vu que nous sommes seuls ici, je veux vous proposer un loyal combat.

— Voyons, sourit Lambert.

Un roulement de clameurs lointaines mêlées de grondements de canon parvint à cette minute aux oreilles des deux hommes.

— Tenez ! fit Lucanius avec un sourire moqueur, les Américains ont la victoire finale !

— Non, répondit Lambert, ce sont nos soldats qui ont battu les vôtres !

— Peut-être, sourit Lucanius. En tout cas, nous avons une affaire à régler entre nous, et voici ma proposition. Vous prendrez un pistolet, j’ai le mien, et nous nous placerons à dix pas l’un de l’autre. Puis nous nous mettrons en joue, nous fermerons les yeux et nous compterons jusqu’à sept. Alors nous tirerons. Cette proposition vous agrée-t-elle ?

— Oui, répondit Lambert. Mais qui m’assure que vous fermerez les yeux ?

Lucanius serra les dents et riposta :

— Qui m’assure que vous fermerez les yeux vous-même ?… Allons ! est-ce dit ? Vous êtes un loyal soldat, vous fermerez les yeux ; je suis un soldat loyal, je fermerai les yeux !

— C’est bon, je fermerai les yeux, consentit Lambert.

— Bien. Donnez-moi un de vos pistolets, nous nous servirons de vos armes.

Et ce disant Lucanius jeta son pistolet dans un coin de la pièce. Il se trouva désarmé, tandis que son adversaire avait à sa main deux pistolets ; Lucanius se trouvait donc à la merci de Lambert.

Et pourtant le Canadien n’usa pas de cette chance, pour la première fois il admira ce major américain… oui, cet homme était un brave, et Lambert ne pouvait, pas plus que son ennemi désarmé, tuer un brave sans défense.

— Monsieur, dit-il, c’est un jeu stupide que nous allons faire là ; vos camarades sont nos prisonniers, rendez-vous à moi !

— Non, répliqua Lucanius avec un mouvement de tête énergique.

— En ce cas, monsieur, reprit Lambert, vous êtes libre, j’aurais trop de remords à vous tuer ! Allez-vous-en !

— Je ne m’en irai pas, répliqua Lucanius sur un ton obstiné. Nous sommes deux ennemis, ou plutôt deux adversaires qui n’ont pu se vaincre l’un l’autre. Vous êtes mon prisonnier autant que je pourrais être le vôtre ; je pourrais vous donner la même liberté que vous m’offrez, et cependant je dis non !